Rose Lamy
Le goût des autres
C’est un mépris de classe invisible. Dans Ascendant beauf, son troisième (et stimulant) essai, Rose Lamy réhabilite la figure chère au regretté Cabu, et une culture populaire trop souvent dénigrée par une élite qui impose ses valeurs. Mêlant habilement analyse sociologique et anecdotes personnelles, cette militante féministe (à qui l’on doit Préparez-vous pour la bagarre ou En bons pères de famille) assume ses “mauvais” goûts et raconte une histoire de domination aussi violente qu’insidieuse.
Pourquoi avoir écrit ce livre ? Pour réduire l’écart entre la personne que je suis vraiment et celle que je donnais jusqu’à présent à voir. Il y avait en moi comme une dissociation culturelle, entre mes goûts et ce que j’en montrais. Je voulais donc clarifier la situation. Le fait de vivre depuis maintenant trois ans en Belgique, où l’on a un autre rapport à la culture et à l’autodérision, m’a aussi beaucoup libérée. Et puis tout cela s’est mélangé avec la situation politique en France, notamment les dernières législatives, avec la montée du RN…
Quand avez-vous réalisé qu’on vous considérait comme une “beaufe” ? J’ai d’abord découvert que j’appartenais à la classe populaire au lycée, constatant l’écart culturel avec les élèves du centre-ville de Bourges. Je regardais des films en VF, n’étais jamais allée au théâtre… J’ai alors essayé de me corriger, dressé une liste de livres à rattraper… Bref, j’ai initié mon petit processus de transformation.
Et puis ? J’ai vraiment compris que j’étais une beaufe en 2001, à l’université. Lors d’une soirée je me suis mise à danser sur Les Yeux d’Émilie, une chanson de Joe Dassin que j’aime sincèrement… alors que les autres autour de moi la considéraient avec ironie, au second degré, comme un “plaisir coupable”. Ça m’a marquée : on pouvait donc être coupable de ses goûts…
Plus largement, d’où vient le terme “beauf ” ? Il pourrait renvoyer aux B.O.F. pour “beurre, œuf, fromage”, acronyme désignant des commerçants qui tiraient profit de la pénurie de ces denrées durant l’Occupation. Mais plus sûrement, et c’est la piste que j’ai suivie, c’est la contraction de “beau-frère”. Ce personnage a été fixé par Cabu au début des années 1970, après Mai-68.
Lui en voulez-vous ? Non, je ne le tiens pas pour responsable de cette invention. Il a capté quelque chose de plus grand que lui à un moment où la société française était en train de bouger, culturellement et politiquement.
Dans quel sens ? À cette époque, la gauche est sûre de parvenir à une révolution, suivant cette représentation fantasmée des intellectuels main dans la main avec les prolétaires. Mais lors de la dissolution de l’Assemblée nationale par De Gaulle, une autre partie de la France vote « pour l’ordre et la sécurité », comme l’a chanté Renaud, signant donc la fin des idéaux de Mai-68. Une scission s’opère alors entre les intellectuels et une partie de la classe populaire. Apparaît cette idée qu’il y aurait un bon pauvre, fidèle à la gauche, et un autre qui en serait l’ennemi, le “beauf “.
Quel en serait le portrait-robot ? D’abord, pour reprendre Cabu, on est tous le beauf de quelqu’un. C’est donc une figure très relative, insaisissable. Personne ne vous en donnera la même définition. Pour certains ce seront les fans de tuning, d’autres citeront Trump et le bling-bling… Après, si l’on prend le personnage de Cabu, il est bedonnant, avec une moustache, une bouteille de vin rouge sous le bras, aime la chasse, est raciste, misogyne, contre l’écologie…
Et selon vous ? J’ai simplifié les choses ainsi : selon moi, un pauvre manque d’argent, un beauf manque de culture. On peut donc être riche et manquer de culture, et inversement.
Pourtant vous écrivez que cette figure, d’un point de vue sociologique, n’existe pas… Oui, c’est une figure symbolique qui a une fonction. Il existe sans doute des gens rassemblant tous les traits du personnage de Cabu, mais ça reste exceptionnel. Les sociologues sont toutefois d’accord sur le fait que ses goûts ressemblent à ceux des classes populaires.
Cette figure serait même un agrégat de stéréotypes, dites-vous… Oui, tout le monde peut y projeter ce qu’il veut, ses affects négatifs, et tout cela dépend d’où l’on se situe. Une féministe pourra qualifier un misogyne de beauf, par exemple. Quelque part, utiliser ce terme nous définit aussi.
Vous voyez donc cette figure comme un bouc émissaire… Oui, car c’est facile de considérer qu’un groupe de personnes est responsable de tous nos problèmes, comme ça on ne se livre à aucune introspection. C’est par exemple le “tonton raciste”, un avatar contemporain du beauf. Dans la famille, il est bien pratique, permet de dire que personne d’autre n’est raciste autour de la table. On se donne bonne conscience grâce à lui, sans interroger ses propres comportements.
Vous établissez aussi un parallèle entre les violences sexistes et les violences de classes… Pourquoi ? Les féministes ont effectué tout un travail sur les mots, faisant remplacer le terme “crime passionnel” par celui de “féminicide ” et permettant ainsi une prise de conscience de la réalité du problème. De la même façon, les blagues sur les beaufs déshumanisent les classes populaires, mais en bout de chaîne s’exercent sur elles des violences bien réelles, avec la suppression de lignes de train, la fermeture de maternités, les déserts médicaux…
C’est-à-dire ? Prenons un exemple récent mais édifiant, avec une manifestation de médecins, à Paris, contre ce projet de loi leur imposant d’exercer dans les déserts médicaux. Sur une des pancartes, il était écrit : “Bac + 12 pas pour finir à Mulhouse”, et sur une autre : “je veux sauver des vies, pas enterrer la mienne”… Ainsi le diplôme justifierait le fait de ne pas vouloir soigner des gens habitant la France dite “périphérique”. Il y a là quelque chose de l’ordre du mépris culturel. Le sujet est grave, car l’espérance de vie diminue dans ces régions.
Plus qu’une lutte des classes, ce serait donc une lutte culturelle qui se joue, entre le beauf et le Grand Duduche ? Oui, ce personnage est l’antagoniste du beauf, selon Cabu. Il est jeune, élancé, éduqué, féministe, écologiste… Il y a ici une résonance folle avec le woke et le tonton raciste. On rejoue encore et toujours le même affrontement, la même binarité !
Vous dites notamment que c’est pour une certaine gauche, élitiste et parisianiste, que vous avez écrit ce livre, afin qu’elle retrouve son chemin et le cœur des classes populaires… Oui, car celle-ci est décrochée des vrais enjeux, enfermée dans une bulle, tombant dans le piège de l’essentialisation du vote. C’est mon camp, je me permets donc de le critiquer, comme on critiquerait un de ses potes qui tournerait mal.
D’ailleurs, le RN se sert de ce mépris de classe véhiculé par cette gauche, n’est-ce pas ? Oui, et il faut qu’on fasse très attention à ça. J’étais d’ailleurs très étonnée de constater que, sur les réseaux sociaux, c’étaient principalement les gens du RN qui reprenaient un humoriste s’étant moqué du prénom de Jordan Bardella sur France Inter, comme on le ferait avec le prénom Kevin, alors que ce serait plutôt à la gauche, qui défend originalement les classes populaires, de s’en charger.
Vous employez aussi l’expression de “gentrification culturelle” et l’illustrez avec cette reprise de Tu m’oublieras de Larusso par Juliette Armanet. De quoi s’agit-il ? Soyons clairs, je n’ai aucun problème avec le fait de reprendre une chanson. Ce qui me gêne, c’est ce besoin de la transformer pour l’aimer, de la travestir avec les habits de l’élégance ou de l’intellectualiser pour la rendre acceptable. En l’occurrence, Juliette Armanet utilise des accords plus sobres, un certain type de chant, faisant passer ce morceau du statut de variété un peu dance à celui plus enviable de “chanson française”. Moi j’adorais la version initiale. Ce désir de transformation, conscient ou pas, porte un jugement sur mes goûts, et c’est blessant.
Vous sentez-vous encore “beaufe ” aujourd’hui ? Je regarde Mask Singer de manière assidue. Je pense que cet aveu suffit, en termes de réponse. Je ne suis pas dupe, cette émission est très “beaufe” mais, désormais, je parle de mes goûts au présent, sans attendre qu’ils soient gentrifiés. Je vais aussi voir Lara Fabian au Zenith d’Orléans. J’assume… et ça fait du bien !
À lire / Ascendant beauf, de Rose Lamy (Éditions du Seuil) 176 p., 18,50€, seuil.com



