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Nom d'un prénom !

Photo : © Sauvons les Kevin / DR

Il a submergé les années 1990 et l’état civil à la faveur de la pop culture américaine, mais sa disgrâce fut aussi violente que son succès. Avec Sauvons les Kevin, documentaire attendu cet automne, Kevin Fafournoux tente de réhabiliter un prénom mal-aimé et devenu source de toutes les moqueries. Concrétisé via une campagne de financement participatif, ce film « sur les Kevin, avec des Kevin et réalisé par un Kevin » tente de comprendre les raisons du malaise, décortique les clichés et dénonce un ostracisme pas si rigolard.

Pourquoi vos parents vous ont-ils appelé Kevin ? Je suis né en 1987, soit avant le début de cette mode, qui a surgi en 1991. Ce sont un peu des précurseurs ! Ils aimaient bien sa consonance et voulaient un prénom court, car j’ai un nom de famille assez long, et aussi quelque chose de celtique, même si on n’est pas bretons mais auvergnats.

Quand avez-vous constaté que quelque chose “clochait” ? J’ai commencé à essuyer pas mal de blagues à l’école, puis ça s’est amplifié avec Internet, qui a permis de véhiculer ces moqueries, comme le “Kevina” d’Élie Semoun ou les “tops des pires prénoms”. Mais j’ai vraiment ressenti un malaise à mon arrivée dans le monde professionnel, il y a une quinzaine d’années. Je débarquais à Paris, où il y a une forme d’élitisme, et ce prénom est identifié à une classe sociale. J’avais l’impression de devoir briser la glace avec une petite blague : “Bonjour je m’appelle Kevin, je ne suis pas forcément en phase avec mon prénom”…

Ah bon, vous ne l’aimez pas non plus ? Si, mais je sais ce qu’il véhicule et ça m’emmerde. On m’a aussi demandé des millions de fois si j’avais pensé à en changer. Je ne le ferai jamais, j’assume, par contre j’ai rencontré des Kevin qui ont sauté le pas. Je comprends leur choix mais le trouve triste. La personne est tellement mal dans sa peau qu’elle refuse son identité, jusqu’à renier une partie de sa vie. La phrase la plus dure que j’ai entendue c’est : “t’en veux à tes parents ?”. C’est très violent…

Quels clichés véhicule-t-il ? C’est un équivalent de beauf, d’illettré, de relou… J’ai réalisé un micro-trottoir pour ce film et ce sont les principaux mots clés. On l’associe aussi au tuning et même au Nord-Pas de Calais, quitte à alimenter une autre discrimination…

SAUVONS LES KEVIN – TEASER from Kevin Fafournoux on Vimeo.

Comment expliquer ce mépris ? Selon le sociologue Baptiste Coulmont, cette mode marque une émancipation des classes populaires et moyennes, employés et ouvriers, qui ont choisi des prénoms à consonance américaine par le biais de la pop culture : Kevin, Jordan, Ryan… Cela a été perçu comme du mauvais goût par les classes supérieures de laquelle, traditionnellement, les prénoms découlent pour atteindre celles du dessous.

Quelle fut l’ampleur de la mode des Kevin ? C’est un phénomène inédit. Entre 1991 et 1994, c’est le prénom masculin le plus donné en France, écrasant les “classiques” comme Nicolas ou Alexandre. En 1994, plus de 14 000 garçons ont été appelés ainsi. Les courbes de l’Insee le montrent : la vague monte très haut durant quatre ans et redescend d’un coup.

Mais pourquoi Kevin en particulier ? Dans la dernière décennie du XXe siècle, il est partout ! Au cinéma, à la télé, dans le sport, la musique… C’est Kevin McCallister dans Maman j’ai raté l’avion qui fit un carton durant Noël 1990 ou encore les séries américaines qui ont débarqué en France comme Melrose Place, Beverly Hills… Et puis bien sûr Kevin Costner. Durant cette période, c’est une star interplanétaire enchaînant les succès : Danse avec les loups, Bodyguard, Robin des bois… Il y a aussi eu l’influence des boys bands comme Backstreet Boys et son leader Kevin Richardson.

Photo : © Sauvons les Kevin / DR

Photo : © Sauvons les Kevin / DR

Quelle est l’origine de ce prénom ? Il provient d’Irlande, plus précisément de Glendalough, une petite ville au sud de Dublin, où vivait Saint-Kevin au VIe siècle. Cet ermite s’est installé dans une grotte, délivrant sa bonne parole à des milliers de personnes pendant sept ans. C’est tout de même le deuxième saint le plus connu d’Irlande après Saint-Patrick ! Le prénom a ensuite gagné les États-Unis avec la vague d’immigration irlandaise, avant d’arriver en France et en Europe.

Que signifie-t-il au juste ? “Bel engendré”, “beau garçon” ou “de noble famille” en vieil irlandais. C’est hyper “quali” dans ce pays, et assez drôle quand on y pense, au regard des clichés actuels.

Justement, au-delà des stéréotypes, déplore-t-on aussi une discrimination ? Oui, on distingue deux grandes catégories : sentimentales et professionnelles. Beaucoup de Kevin expliquent ainsi qu’ils n’arrivent pas à “dater” sur les applications de rencontre. Selon une étude, ils auraient même 30% de chance en moins de matcher que les autres. Côté professionnel, certains DRH se montrent suspicieux, j’ai aussi rencontré des agrégés de lettres qui ne sont pas pris au sérieux en salle des profs. Le déficit de crédibilité est souvent évoqué, même chez les médecins ! Un psychologue, par exemple, s’est longtemps demandé s’il devait indiqué son prénom sur sa plaque.

Photo : © Sauvons les Kevin / DR

Photo : © Sauvons les Kevin / DR

Il paraît que les Allemands ont même créé une application, le Kevinomètre… Oui, déterminant si un prénom risque d’être ostracisé… Avant de réaliser ce film, je savais que “Kevin” était connoté dans plusieurs pays, comme en Belgique où j’ai vécu, ou en Suisse. En Allemagne, et je ne m’y attendais pas, ça va encore plus loin : on parle là-bas de “Kevinismus”, soit le “Kevinisme”, c’est-à-dire le fait d’avoir donné un prénom exotique ou différent qui pourrait poser problème. Un éditeur allemand a par exemple lancé un concours du “mot de l’année du langage des jeunes”. En 2015, l’expression “Alpha-Kevin” est arrivée en tête, désignant le plus bête de tous…

Quel est le propos de votre film ? Je mène mon enquête, mets en scène mes questionnements puis m’efface très rapidement au profit des témoignages des autres. J’aborde l’éducation et le déterminisme social, donne la parole à beaucoup de spécialistes… Le point d’orgue, c’est un rassemblement de 130 Kevin avec des stand-uppers et DJ. Une belle fête mais loin de l’entre-soi, ouverte à tous.

Qu’espérez-vous à travers ce documentaire ? Si je suis honnête avec moi-même, en réalité ce film ne pourra pas changer les choses, car les clichés ont la peau dure. Néanmoins, je souhaite une sorte d’éveil général des consciences concernant ce mal-être. Montrer que ce n’est pas juste une blague…

Photo : © Sauvons les Kevin / DR

Photo : © Sauvons les Kevin / DR

N’avez-vous pas l’impression que les moqueries s’atténuent tout de même avec le temps ? Beaucoup de Kevin me disent avoir cette impression. De mon côté je ne le pense pas. Pour moi ça ne s’arrêtera jamais, parce que c’est facile. C’est comme les blagues sur les blondes ou prétendre que les roux sentent mauvais. Ce sont des préjugés très ancrés, pas près de disparaître.

Malgré tout, peut-on s’attendre à un retour en grâce de ce prénom ? Oui, si l’on se fie aux sociologues, il pourrait bien revenir à la mode ! Les prénoms ont des cycles de 150 ans, car on a tendance à piocher dans l’histoire familiale, et les Kevin vieillissent, vont bientôt devenir des grands-parents. En attendant, aujourd’hui, ils forment la jeunesse active et, parmi eux, il y a des avocats, des médecins, des journalistes… soit beaucoup de gens qui ont des responsabilités et valorisent donc ce prénom. La société ne s’y est pas encore fait, mais on verra avec le temps. En tout cas, longue vie aux Kevin !

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© J. Van Belle

© J. Van Belle

Propos recueillis par Julien Damien / Photo : © Sauvons les Kevin / DR

Sauvons les Kevin

Documentaire de Kevin Fafournoux, sortie en octobre.

À visiter / kevinfafournoux.com // @sauvonsleskevin

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