Thomas Jean
Le Règne animal
Depuis qu’il est enfant, Thomas Jean observe avec attention la faune sauvage. Son terrain de jeu favori ? La ville ! Photographe et vidéaste animalier, le Bruxellois s’intéresse à toutes les bestioles, petites ou grandes, qui cohabitent avec les citadins. Il partage sa passion et ses découvertes sur une chaîne YouTube, La Minute sauvage, lancée en 2017, et a déjà signé deux livres. Après Coexistence, révélant l’étonnante biodiversité de la capitale belge, il publie Sauvage. Dans cet ouvrage, ce baroudeur part à la rencontre d’espèces établies en milieu urbain à travers toute l’Europe, et nous invite à repenser notre relation avec le vivant. Entretien.
Pourquoi vous intéressez-vous à la faune sauvage en milieu urbain ? Je voulais que mon travail soit complémentaire de la photographie animalière existante. Je suis citadin depuis toujours. Et c’est en ville que j’ai appris à observer la faune sauvage et à la comprendre.
D’où vous vient cet intérêt ? C’est une passion familiale. Mes grands-parents habitent dans les Gorges du Verdon et depuis tout petit j’observe les animaux. Le matin, il suffisait d’ouvrir les rideaux pour voir gambader des chevreuils, des renards, des sangliers. La journée, on observait les vautours, les serpents, on capturait des scorpions pour les étudier. De retour à Bruxelles, on passait beaucoup de temps dans les parcs urbains ou en forêt. Mon grand frère m’a aussi appris énormément. Dès huit ans, grâce à lui, je connaissais les noms des espèces aquatiques dans les étangs, ceux des oiseaux, etc. Et puis j’adorais les documentaires animaliers !
La présence d’animaux sauvages en ville est étonnante. On a tendance à penser qu’ils fuient l’Homme… Oui, surtout dans la mentalité occidentale. On croit que nos cités sont réservées à l’être humain et les animaux cantonnés à la forêt, mais la réalité est bien différente. Aujourd’hui, les villes représentent une belle opportunité pour de nombreuses espèces, leur apportant de la nourriture, de nouveaux territoires, des sites de reproduction, des lieux où elles se sentent en sécurité.
Pourquoi s’installent-ils chez nous ? Parce que l’expansion humaine est exponentielle en dehors des villes. Je pense notamment à l’agriculture intensive, à l’utilisation des pesticides, à la gestion des routes et des espaces verts extérieurs. Nous détruisons leur habitat naturel, les animaux sont donc obligés de se rapprocher de nous. Certains endroits urbains délaissés, comme les friches industrielles, deviennent pour eux plus attrayants que la campagne, surexploitée. De même, les forêts d’épicéas, répondant aux besoins en bois des industriels, sont pauvres en termes de biodiversité. Elles n’affichent quasiment pas de végétation, donc de nourriture.
De quels animaux parlons-nous ? Chaque ville a son espèce particulière, en fonction de sa configuration. Par exemple, Bruxelles compte beaucoup de renards grâce aux jardins qui communiquent entre eux ou aux sites d’entreprises accessibles…. Berlin abrite des forêts entières mais aussi d’énormes friches très appréciées ! Les voies de chemin de fer participent aussi de leur dispersion, servant de corridor écologique… Il y a toute une série de facteurs permettant ce rapprochement.
Outre les renards, dans la capitale belge, on peut donc observer toute une faune… Oui, il y a des reptiles, notamment des couleuvres, mais aussi des rapaces, des amphibiens, des mammifères… vraiment de tout ! Parfois, on découvre des espèces assez surprenantes pour le milieu urbain comme le hibou grand-duc, soit le plus grand rapace nocturne d’Europe. Il n’est pas encore installé à Bruxelles mais pas mal d’observations ont déjà été effectuées et, d’ici quelques années, un couple viendra sans doute y faire son nid. Le raton laveur a lui aussi été repéré à deux reprises entre 2022 et 2023. Des sangliers ont également été aperçus aux portes de Bruxelles, dans les rues… Dans les cinq ans à venir, on attend beaucoup de changements suite à l’impact de l’activité humaine en dehors de Bruxelles.
Comment photographiez-vous cette faune ? Vous camouflez-vous ? Ça dépend. L’observation de certaines espèces nécessite un camouflage. Ainsi, le martin-pêcheur accepte la présence humaine mais seulement à une certaine distance. J’utilise alors une tente-affût, parsemée de motifs ou une combinaison, la ghillie, à l’origine développée par l’armée américaine, pour les snipers. Elle est constituée d’un pull, d’un pantalon, d’ une cagoule et, en se mettant accroupi, on ressemble à un petit buisson ! Pour d’autres animaux comme les renards, il est préférable de se rendre visible pour qu’il vous accepte. C’est lui qui va se rapprocher de vous, par curiosité. Enfin j’utilise une autre technique très efficace : à l’affût dans la voiture, car la faune sauvage évoluant en ville est habituée aux autos garées, elle ne s’en méfie pas. J’attends donc la fenêtre ouverte, à un endroit propice.
Êtes-vous parfois gêné par l’activité humaine ? Tout le temps ! C’est la grosse contrainte. L’espace public se limite à la rue et aux parcs. Je cherche à accéder à certaines propriétés privées. J’ai donc besoin de l’accord des propriétaires pour accéder aux jardins, aux sites d’entreprise. Il y a une grosse part administrative dans mon travail, des demandes d’ autorisations, des dérogations…
Avez-vous parfois été confronté à de drôles de scène lors de vos expéditions ? Oui ! Dans les parcs urbains, quand je suis camouflé, je passe totalement inaperçu pour la faune sauvage… mais aussi pour les humains. Il m’arrive parfois de me retrouver à côté de quelqu’un qui urine dans le buisson d’â côté, ou alors face à un couple venu se cacher pour s’aimer très fort ! Je croise aussi des jeunes femmes qui réalisent des photos de charme, parfois en petite tenue voire totalement nue… C’est aussi ça la ville !
Dans quels endroits particuliers vous rendez-vous à Bruxelles ? Un peu partout, mais j’essaie de privilégier des sites d’observation pour être à la même hauteur que mon sujet. Je me suis déjà retrouvé sur les toits du Palais de justice de Nivelles, dans l’appartement le plus haut de Bruxelles pour photographier des faucons, dans des tours de l’hôtel de ville, des clochers d’église ou dans les égouts. C’est aussi ça qui est chouette. Pour réaliser le meilleur cliché possible, je dois prendre contact avec des structures officielles, mais ça me permet d’avoir accès à des endroits incroyables.
Quel est le sujet de votre dernier livre, Sauvage ? Je m’intéresse à la faune sauvage des villes européennes. Surtout, je questionne notre perception. Depuis toujours, dans les milieux naturalistes et de la photographie animalière, j’entends dire qu’un animal sauvage fuit l’Homme. Ce serait instinctif, ancestral… En fait, grâce à ce travail je me rends compte que les animaux ont décidé de côtoyer l’humain pour, à terme, accepter sa présence. Donc cette crainte s’étiole au fil des générations. La faune sauvage en milieu urbain n’a plus peur de nous.
Pourquoi ? Les raisons sont nombreuses, mais il y a un dénominateur commun dans l’ensemble des endroits où je me suis rendu : la chasse de loisir est strictement interdite. Les animaux ne nous considèrent donc plus comme une menace mortelle, en tout cas dans ces villes, et ça change tout.
Quelles rencontres surprenantes avez-vous faites ? Aux Pays-Bas j’ai observé un loup ne craignant pas l’Homme. J’ai aussi contemplé des ratons laveurs en Allemagne. Puis, je me suis rendu dans pas mal de villes belges pour photographier le hibou grand-duc, à Gand par exemple. À Vienne ensuite, j’ai épié des hamsters sauvages car ils ne vivent pas forcément en cage. J’ai aussi suivi des sangliers à Rome, puis me suis approché des ours en Roumanie, dans les Carpates. Mais même à Bucarest vous êtes susceptibles d’en croiser !
Justement, pouvez-vous revenir sur cette expérience ? Pour réaliser cette série de photos, j’ai stationné ma voiture dans une rue entre un terrain boisé et un conteneur à poubelles. Celui-ci affichait de traces de griffes, de dents, des lattes cassées… Je pensais devoir attendre toute la nuit, mais non. Quand le jour est tombé, des chiens ont commencé à aboyer, partout ! On comprend alors que les ours entrent dans la ville, c’était très impressionnant. J’ai entendu un mouvement de broussaille, puis une femelle est sortie avec trois petits. Elle a regardé à gauche et à droite pour voir s’il y avait des humains, puis elle s’est dirigée vers le conteneur, en a sorti une première poubelle, puis d’autres. Tout ça dans la première heure d’attente ! C’était un moment exceptionnel.
N’est-ce pas dangereux ? Pas tant que ça. L’objectif de ces animaux n’est pas de nuire à la population, contrairement à l’Homme. D’ailleurs, les Roumains se baladent à proximité des ours. Pour signifier leur présence, ils frappent dans leurs mains, ainsi il n’est pas surpris. Soit il part, dans 80% des cas, soit il reste sur place. Les gens passent alors sur le trottoir d’en face.
Ces animaux sont-ils nombreux en Roumanie ? Dans ce pays, on compte entre 6 000 et 12 000 ours bruns, c’est la dernière grande population en Europe. Les Roumains sont habitués à vivre avec eux et ont développé une méthode assez simple pour assurer leur sécurité : les chiens vivent toute l’année à l’extérieur. Au sein des petites villes, des meutes canines se baladent dans la rue, et préviennent de ces fréquentes intrusions en aboyant. Vous voyez, même la cohabitation avec des ours est possible !
Pourtant il y a des accidents… Cela arrive, mais dans la majorité des cas ils surviennent avec des personnes qui n’ont pas cette culture, notamment les touristes. Certains les nourrissent alors qu’ils sont en voiture ! L’animal semble très placide, mais peut développer une puissance phénoménale en un quart de seconde. Il a un périmètre critique de tolérance, qui est variable selon les individus, de 5 à 30 mètres. Le problème n’est pas le nombre d’ours. Les incidents arrivent à cause d’une méconnaissance de leur comportement.
Voit-on naître, selon vous, une nouvelle forme de cohabitation entre les humains et les animaux sauvages dans nos villes ? On y sera obligé à cause des débordements humains : tous les milieux naturels sont exploités et transformés. Il faut donc s’adapter à ce changement, et c’est possible. En Pologne par exemple, près de Gdansk, les gens vivent sans heurts depuis au moins trente ans avec des sangliers en ville. Les autorités ne leur tirent pas dessus, malgré le danger, ils les attirent plutôt avec de la nourriture pour les amener dans des endroits plus sûrs. En Italie, dans les Abruzzes, la chasse de loisir est interdite depuis plus de 40 ans, les cerfs et les biches se sont rapprochés de l’humain pour échapper à la prédation du loup. Parfois, l’humain devient même un allié pour certaines espèces. Les habitants de ces villages ont parfois plus de mal avec les touristes qu’avec la faune !
Cela annonce-t-il une nouvelle forme de relation ? Oui, c’est ce que j’essaie mettre en avant : paradoxalement les villes deviennent des opportunités pour repenser notre rapport au vivant. D’ici les prochaines années, d’autres espèces vont s’installer chez nous, il faut donc s’adapter, repenser nos relations. Le hibou grand-duc, par exemple, peut s’attaquer aux petits chiens… On ne va pas leur tirer dessus tout de même ? On passerait à coté de cette richesse naturelle. Si on anticipe cette cohabitation de façon rationnelle, cela peut être bénéfique. C’est tout le sens de mon travail : faire évoluer les mentalités, changer notre rapport à la faune sauvage. Mes images ne servent pas forcément qu’à émerveiller les gens, mais à ouvrir la réflexion.
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À visiter / laminutesauvage.be // @laminutesauvage
À lire / Coexistence, 146p., 38€, Sauvage, 160 p., 40€