Corinne Maier
Femme libérée
Le mouvement #MeToo fut une déflagration, une prise de parole essentielle pour les femmes. « Mais il ne suffit pas », affirme Corinne Maier, qui sonne l’heure de #MeFirst ! Cette Franco-Suisse de 60 ans, désormais installée à Bruxelles, avait déjà semé la zizanie en 2007 avec No Kid. Quarante raisons de ne pas avoir d’enfant. L’économiste, psychanalyste et écrivaine publie aujourd’hui son “manifeste pour un égoïsme au féminin”, offrant un constat réaliste de l’inégalité entre les sexes, et une jubilatoire ego-thérapie. Car « être libre, c’est d’abord penser à soi ». Quitte à envoyer tout valser ? Et pourquoi pas !
Pourquoi les femmes devraient-elles devenir égoïstes ? Pour faire évoluer les choses, mieux répartir la charge domestique dans la sphère privée, car ça n’a pas l’air de bouger beaucoup. Les chiffres sont là, les femmes accomplissent toujours 75% du travail de soin et d’accompagnement non-rémunéré dans le monde. En général, quand on réfléchit au problème, on imagine des solutions positives, essayant de “conscientiser” les hommes. J’ai eu l’idée inverse : c’est aux femmes de provoquer ce changement, en se montrant égoïstes, car je crois que les sentiments négatifs ont beaucoup d’effets.
C’est vrai, l’égoïsme n’est pas forcément une qualité… Oui, c’est très mal vu, et particulièrement pour les femmes, qui sont conditionnées pour être altruistes. Mais selon moi, il est une arme libératrice.
Alors qu’il est presqu’encouragé chez les hommes, dites-vous… Oui, c’est même le nom d’un parfum masculin qui a fait l’objet d’une publicité intense, dans les années 1980, en vantant les mérites d’un type séducteur et désinvolte. Penser exclusivement à soi est donc parfaitement accepté chez l’homme. Au final, nous sommes tous prisonniers de schémas mentaux très anciens nous persuadant que le rôle de la femme est de s’occuper des autres.
Vous parlez notamment du “piège de l’amour”. De quoi s’agit-il ? Les femmes se font souvent avoir par amour, sacrifiant leur santé et leur carrière. C’est en son nom que nombre d’entre elles se mettent au service des autres. Il y a chez elles un surinvestissement affectif. Et ça ne paie pas ! Quand elles s’occupent de la maison, des enfants, des parents ou du proche malade, elles sont rétribuées en “monnaie de sentiment”. Elles pensent qu’elles vont être aimées en retour, obtenir de la gratitude. Ce schéma les rend vulnérables et dépendantes de l’amour.
Le couple serait même “une mauvaise affaire”… Oui, les études le montrent : une femme seule travaille moins à la maison qu’une autre vivant en couple, alors que pour l’homme, c’est tout l’inverse ! D’ailleurs, en cas de naissance, elles doivent aussi mettre leur carrière de côté : 47% des mères ont modifié leur activité professionnelle après la naissance des enfants, contre 6 % des pères. Annie Cordy, entre autres exemples, a renoncé à un destin prometteur aux États-Unis car son mari ne voulait pas aller en Amérique !
Selon vous, le pire des pièges reste la maternité. Pourquoi ? Parce que les rôles se cristallisent à ce moment-là. Les chiffres me donnent tristement raison : elles consacrent en moyenne quatre fois plus de temps que les hommes à s’occuper des enfants. Commence alors un long esclavage…
Mais les femmes concilient travail et vie de famille aujourd’hui, non ? C’est une publicité mensongère. “Concilier” n’est pas le bon verbe. En fait, elles jonglent avec les deux comme elles peuvent. Ce sont des arbitrages permanents, des sacrifices tout le temps, du stress constant et la culpabilité de pas ne pas y parvenir. Car si elles n’y arrivent pas, c’est de leur faute : elles seraient “mal organisées”, pour reprendre un terme récurrent. Je peux très bien en parler, j’ai vécu cette vie.
Les choses semblent tout de même évoluer… Les hommes s’investissent un peu plus. Cela dit, on s’occupe beaucoup plus de ses enfants aujourd’hui, donc finalement la répartition de la charge reste la même, et comme les femmes travaillent aussi davantage, on arrive à la même répartition du gâteau ! Mais je vois quand même un motif d’espoir, car les filles ont à présent plus de diplômes que les garçons. Cela peut contribuer, en tout cas pour les classes moyennes, à rebattre les cartes. De mon temps, il y a 20 ou 30 ans, les femmes étaient souvent moins diplômées que leur compagnon. Cela semblait donc “normal” qu’elles s’occupent plus des enfants, de la maison.
Pourtant, comme vous le rappelez, Ursula von der Leyen est mère de sept enfants, et c’est l’une des femmes les plus puissantes au monde… Oui, mais pour les classes supérieures la donne est différente parce qu’elles peuvent se payer des aides, souvent des femmes d’ailleurs. Seulement 18% des entreprises ont à leur tête une directrice, soit dit en passant. Celles qui ont accédé à des fonctions très élevées peuvent se permettre d’avoir beaucoup d’enfants en toute quiétude. Il y a ici une lutte des classes qui ne dit pas son nom. Et encore, je ne parle pas des mères célibataires, là c’est un combat pour la survie.
Alors, comment êtes-vous devenue égoïste ? Progressivement. Avec le temps, la fatigue, la flemme et puis l’envie de me consacrer à des choses qui m’intéressaient vraiment. Je me suis alors posé cette question : qu’est-ce que je pourrais ne pas faire ? Quelles sont les tâches évitables ? Celles que mon mari et mes enfants prendraient en charge eux-mêmes ? Il y a tout un chemin pour enfin se dire : “bon, je ne suis peut-être pas indispensable partout, et si je ne gère pas certaines choses, le monde ne va pas s’effondrer”. Et c’est merveilleux de moins s’occuper des autres, voire pas du tout, pour se consacrer à soi !
Vous écrivez qu’il faut oser être “childfree”. Pourtant vous avez des enfants, n’est-ce pas paradoxal ? C’est vrai, mais je pense que je n’ai pas réalisé ce qui m’attendait. Dans les années 1990, il y avait une “baby mania” impressionnante, un discours nataliste très prégnant et cette espèce d’illusion que les femmes pouvaient facilement tout faire en même temps. Je pense avoir été un peu conditionnée…
D’ailleurs, ce conseil résonne avec l’actualité… puisque la France s’alarme aujourd’hui d’une chute de sa natalité ! Oui, ça aussi c’est apparu progressivement. En 2007, j’ai publié No Kid : quarante raisons de ne pas avoir d’enfant. À l’époque le sujet n’était pas du tout dans l’air du temps, c’était même tabou. Beaucoup de femmes n’osaient pas avouer qu’elles ne voulaient pas devenir mères. Apparemment, cela a évolué. Cette tendance trouve des raisons environnementales et les Ginks, soit “green inclination no kid”, se multiplient. On peut aussi y déceler une progression de l’égoïsme, les femmes jugeant qu’un bébé les empêcherait de vivre leur vie…
Vous incitez également les femmes à refuser d’être de bonnes mères. Pourquoi ? Pour relativiser les prescriptions très dures et chronophages de l’éducation positive, qui représentent toujours plus de travail pour les mères, et même une servitude affreuse. On en arrive à un point où il est devenu impossible d’élever sa progéniture sans se sentir coupable, c’est fou ! On éduque un enfant avec ce que l’on est, pas avec ce que l’on fait. Il faut se décontracter !
Le choix du partenaire est aussi important. Quels sont vos critères ? D’abord, il faut éviter d’admirer follement son compagnon, et de façon générale les “hommes plus”, c’est-à-dire plus diplômés, bien introduits dans la société. Il vaut mieux prendre quelqu’un qui se cherche, prêt à s’investir à la maison et à fournir des efforts, un “homme moins” : moins riche, moins diplômé, qui travaille moins… plus jeune aussi, ça peut être une excellente affaire !
Vous déclinez aussi le rôle de “mamie gâteau”… Effectivement. Le rôle des grands-mères a beaucoup évolué, les deux tiers s’occupent désormais de leurs petits enfants, assumant une garde ponctuelle. Il faut refuser. C’est quand même une forme d’esclavage ! Il y a les mercredis, puis les week-ends, les vacances scolaires… On n’en finit jamais ! Alors que, justement, se libérer de ses enfants, et des soucis qui vont avec, devrait offrir l’occasion d’aller au bout de nos passions et de déployer nos ailes de géante !
Alors selon vous, pour être libre, la femme ne doit pas avoir d’enfant, vivre seule si possible et ne penser qu’à elle… N’avez vous pas peur de créer des monstres ou des gens malheureux ? Non, bien sûr, il n s’agit pas de se condamner à la solitude. L’idéal serait d’inventer sa propre famille, constituée d’amis par exemple. On peut aussi vivre en couple de façon égalitaire, dans tous les cas se montrer créatif afin de ne pas se laisser encombrer par les autres. Ce n’est pas facile, il faut bien se connaître. De mon coté, j’attends que la société change un peu avant de me “déségoïster”, mais pour l’instant je reste sur ma position.
À lire / Me First !, Manifeste pour un égoïsme au féminin, de Corinne Maier (Editions de l’Observatoire), 176p., 18€, editions-observatoire.com