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Game ouvert

Jennifer Lufau © Anthony Ravera

C’est toujours la grande star sous le sapin de Noël. Pourtant, s’il s’est imposé comme la première industrie culturelle mondiale, le jeu vidéo n’est pas encore le champion de la diversité. Jennifer Lufau lutte justement pour ouvrir un peu le jeu. Fondatrice de l’association Afrogameuses, consultante en authenticité, cette Parisienne milite pour une meilleure représentation des femmes et minorités ethniques dans le gaming. Elle intervient à plusieurs niveaux : la conception des personnages, les studios, l’e-sport ou sur les plateformes de streaming. Prêts à démarrer une partie plus inclusive ?

Comment votre association est-elle née ? Je m’intéresse aux jeux vidéo depuis l’enfance et, ado, j’ai beaucoup joué en ligne, notamment à League of Legends. Je me suis alors rendu compte que peu de personnes me ressemblaient. Pire, on me dénigrait parce que j’étais une femme noire. J’ai essuyé des commentaires sexistes et racistes… Une fois adulte, j’ai constaté que rien n’avait changé. J’ai donc décidé d’agir.

Quel est le but d’Afrogameuses ? Visibiliser les joueuses noires ou afrodescendantes, et toutes les personnes sous-représentées dans ce milieu. En somme, changer l’image que l’on peut avoir du gameur lambda, qui n’est pas forcément un jeune homme blanc coincé dans sa chambre et associable… Il s’agit aussi de faire évoluer l’industrie du jeu vidéo.

De quelle façon ? D’abord en révélant toute la diversité des joueurs et joueuses, puis en les encourageant à prendre leur place dans le secteur. Nous menons donc un travail d’insertion professionnelle, avec des programmes de mentorat par exemple. Nous luttons également contre la toxicité en ligne. Les joueuses sont souvent démunies face au cyberharcèlement, au sexisme, au racisme. Cela passe par l’entraide. Si l’une de nous subies des raids haineux, on va l’aider à se protéger, lui donner des outils pour bloquer et signaler les harceleurs sur les plateformes, et même déposer une plainte. Nous encourageons enfin les studios à favoriser la diversité dans leurs équipes et dans les jeux.

© Alexandre Galou

© Alexandre Galou

Avez-vous des chiffres quant à la représentation des femmes et des personnes de couleur dans les jeux vidéo ? C’est une denrée rare car les statistiques ethniques sont interdites en France, mais pas dans les pays anglo-saxons… D’après une étude datant de 2021 de Diamond Lobby, l’un des plus grands sites Web d’évaluation de jeux au monde, 79,2% des personnages principaux sont des hommes, 54,4% sont blancs et seulement 8,3% sont des femmes non blanches. On sait aussi qu’en France la présence des femmes dans les studios stagne. Elles sont seulement un quart dans le secteur et occupent souvent des postes subalternes. Les jeux autant que les studios ne reflètent donc pas la diversité de la société.

Pourquoi les femmes sont-elles encore si peu nombreuses, à tous les niveaux ? Cela vient de loin. À l’origine, les jeux étaient conçus pour les familles. Les publicités Atari datant des années 1970 montraient des petites filles et des petits garçons jouant ensemble. Puis, après le succès de Pong, énormément de titres de mauvaise qualité sont apparus. Le public s’en est désintéressé. Les éditeurs ont réagi et commandé une étude plus ou moins fiable… montrant que les garçons jouaient plus que les filles. Alors, dans les magasins de jouets, les jeux vidéo sont passés des rayons familles aux rayons garçons. Le symbole de ce changement, c’est la création de la Game Boy, dont le nom dit tout… Ainsi, jusque que dans les années 2000, on a toutes et tous intégré le fait que cette activité était réservée aux “bonshommes “, c’est du conditionnement.

Mais les choses ont tout de même évolué depuis, non ? Oui, mais il y a toujours des résistances. Dans les années 2010, l’Europe comme les États-Unis ont vu surgir le “Gamergate”, soit une campagne massive de harcèlement sexiste contre des femmes journalistes et développeuses, avec des menaces de mort et de viol, accentuées par l’essor des réseaux sociaux, et ce phénomène perdure…

Comment expliquer la sous-représentation des personnes de couleur dans le métier ? Parce qu’il faut jouir de certains privilèges pour intégrer ce milieu, sortir d’une école qui coûte cher et connaître les bonnes personnes, cela fonctionne beaucoup par réseau… majoritairement constitué d’hommes blancs. D’ailleurs, il suffit de regarder les photos des équipes des studios pour constater qu’elles sont très homogènes. On reste donc dans l’entre-soi et tout cela a un effet sur la conception du jeu. Les développeurs vont créer des personnages qui leur ressemblent…

D’ailleurs vous dites que les personnages noirs sont souvent bâclés dans les jeux. En quoi ? Ils sont généralement stéréotypés et obtiennent peu de premiers rôles, comme au cinéma d’ailleurs. Longtemps, l’argument était que la technologie ne permettait pas de les représenter de manière réaliste, au début ils étaient gris… Aujourd’hui, cet argument ne tient plus mais on déplore toujours cette sous-représentation, ou alors un manque d’authenticité : généralement, on trouve le même type de personnages avec une vieille coupe afro ou trois tresses, car les développeurs ne connaissent pas cette culture.

Comment favoriser cette diversité ? Grâce à l’éducation, en rappelant aux personnes issues de la diversité qu’elles ont leur place dans ce secteur, dès l’enfance. Cela passe par la mise en avant de “role models”. Au-delà de ça, c’est toute une industrie qu’il faut sensibiliser. L’idée n’est pas de censurer les studios mais d’enrichir leurs projets, de développer des représentations authentiques, dénuées de stéréotypes. C’est important d’avoir des héros auxquels s’identifier car, sinon, on a l’impression de ne pas exister. Il y a bien des personnages d’orques, des robots… pourquoi pas plus de femmes ou de personnes non blanches ?

Votre combat est très juste, mais certains pourraient vous rétorquer que c’est aussi une façon de morceler un peu plus notre société, entretenant la communautarisation… Qu’en pensez-vous ? Pour moi la communauté n’est pas un gros mot. Chacun a la sienne, la plus importante en France et même en Occident étant blanche et composée d’hommes. Ce n’est jamais un problème d’utiliser ce terme pour eux, par contre lorsqu’il s’agit de personnes non blanches ou queers, là ça le devient. D’ailleurs rappelons que lorsque les minorités se rassemblent, c’est pour défendre une cause, s’entraider, pas forcément par choix “naturel”. Il s’agit d’affirmer son existence. Mais Afrogameuses reste ouvert à tous et à toutes, parce qu’il est important de travailler ensemble, main dans la main avec l’industrie du jeu et plus largement la société.

Certains crient au “wokisme”, par exemple contre Ubisoft qui proposera, dans le prochain Assassin’s Creed (Shadows), d’incarner une shinobi japonaise et un samouraï noir, Yasuke… Rappelons que Yasuke est un personnage historique… Ces réactions ne sont hélas pas surprenantes. Elles proviennent d’une minorité de personnes dénonçant un grand remplacement dans le jeu vidéo, comme si les personnages noirs, LGBTQIA+ ou féminins allaient évincer les héros virils et blancs, ce qui n’est pas le cas. Ce n’est d’ailleurs pas ce que je souhaite, mais simplement d’enrichir le panel. Mais ces gens sont très “bruyants” et parviennent à en convaincre d’autres. À cause d’eux, le terme “woke” a perdu de son sens, car il s’agit à l’origine de prendre conscience des oppressions subies par les minorités.

Comment agissent ces personnes ? Elles s’organisent sur les réseaux, les plateformes numériques. Elles établissent notamment des listes de jeux à boycotter, taxés de “woke” car ils mettent en scène des personnages LGBTQIA+, féminins ou non blancs. C’est par exemple le cas d’Overcooked!, un jeu de cuisine coopératif, ciblé parce qu’il propose d’incarner une personne en fauteuil roulant. Même Space Marine 2, un bon vieux jeu de guerre avec un héros blanc bien viril a été flingué car il y proposait des avatars féminins et noirs.

Le jeu vidéo serait donc plus politique qu’on ne le croit… Totalement, la politique investit tous les arts et donc le jeu vidéo. Ces gens nous accusent de le politiser mais il l’est déjà ! Quand on joue à BioShock ou Call of Duty, il y a un parti pris, une idéologie : le fait de décider qui sont les méchants ou les gentils, c’est politique ! De façon très directe, on a constaté durant les dernières élections présidentielles aux États-Unis et même en France, que des partis se sont invités dans les espaces numériques pour rallier les jeunes à leur cause. Les mouvements d’extrême droite sont d’ailleurs très présents sur ces plateformes.

Avez-vous pu vous identifier à des héroïnes à travers les jeux vidéo ? Fort heureusement oui. Aujourd’hui il y a tout de même de meilleures représentations, en tout cas esthétiques et artistiques. Je pense à des personnages comme l’héroïne du jeu Forspoken, métisse aux cheveux lisses. Je m’intéresse aussi de plus en plus aux jeux vidéo africains, car ils véhiculent des mythologies et des cultures totalement sous-exploitées en Occident.

Les choses évoluent donc… Désormais il y a plus de représentation de la diversité mais on n’a pas encore suffisamment de représentativité.

Quelle est la différence ? La représentation, c’est inclure un personnage noir, queer ou en situation de handicap dans un jeu. La représentativité, c’est le fait de proposer des personnages mieux construits, respectant leur identité, leur culture, afin de les rendre plus authentiques. Je pense que c’est la prochaine transition. Mon métier, c’est justement d’aider les créatifs à franchir cette étape.

Enfin, n’est-il pas aussi important d’incarner un personnage qui ne nous ressemble pas ? Tout à fait, cela permet de développer son empathie et on en a bien besoin aujourd’hui… Le jeu vidéo reste le médium idéal pour se mettre à la place de l’autre, mieux le comprendre et l’accepter. Plus que dans les autres arts, il nous invite à faire des choix, incarner d’autres vies.

Propos recueillis par Julien Damien / Photo : Jennifer Lufau © Anthony Ravera

À visiter / afrogameuses.com 

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