Sandro Giordano
Royal gadin
Dans la série In Extremis (bodies with no regret), le photographe italien Sandro Giordano met en scène de stupéfiantes chutes. La face aplatie contre le sol, le corps désarticulé dans des poses improbables, ses personnages offrent une grinçante allégorie de la fragilité de l’espèce humaine, brisée par ses (nombreuses) obsessions. Depuis Rome, où il est né il y a une cinquantaine d’années, cet ancien acteur nous raconte les ressorts d’un projet mêlant burlesque et tragédie.
Comment l’idée de cette série est-elle née ? Elle a commencé un peu comme une blague après une mauvaise chute à vélo. Après l’accident, j’ai commencé à réfléchir à la fatigue et au stress plombant notre vie. Si nous nous blessons, c’est parce que quelque chose ne va pas, et notre corps nous envoie des signaux. Il faut tomber pour se relever. À travers mes photos, j’envoie un message clair à tout le monde : soyons prudents.
Ce projet illustre-t-il les penchants, les modes et vices qui font vaciller l’humanité ? Exactement. J’aime exagérer les névroses et les angoisses dont, pour le meilleur ou le pire, nous souffrons tous. Nous courons chaque jour comme des fous pour aller on ne sait où et passons à côté des petites choses importantes de l’existence, comme les relations humaines et la recherche de sérénité. Nous accumulons des choses inutiles, pensant qu’elles rempliront notre vie, mais c’est le contraire qui se produit. Nous pensons les posséder, mais en réalité ce sont elles qui nous possèdent.
Quel serait le thème principal de votre travail ? En fait, je raconte la solitude et le malaise de personnes accablées par un fardeau qu’elles ne peuvent plus supporter.
Au-delà de leur aspect indéniablement humoristique, ces scènes cachent aussi une certaine tragédie, n’est-ce pas ? Oui, je pense qu’il existe une corrélation profonde entre la tragédie et l’ironie, du moins en ce qui me concerne. Si, dans la rue, je vois quelqu’un glisser et tomber ou se cogner le visage contre une porte en verre, je cours instinctivement à son secours, mais avant cela je ris comme un fou !
Par exemple, pouvez-vous nous commenter cette image montrant une femme qui tombe de sa voiture, et dans laquelle on voit un drapeau de l’Union européenne ? J’ai pris cette photo en 2015. Elle s’appelle Io Sono l’Italia. Dans ce “Io”, il y a toute la présomption et l’arrogance des hommes et femmes politiques qui dirigent le monde. Des gens qui, un matin, se réveillent et décident de commander les autres, convaincus que leurs idées doivent être imposées à tous. Vous rendez-vous compte du niveau d’égocentrisme de ces personnes ?
Concrètement, comment composez-vous ces scènes ? Cela dépend des photos. Certaines se réalisent en quelques jours, mais la plupart nécessitent trois à quatre semaines de préparation. Il faut d’abord trouver le bon endroit, ce qui devient de plus en plus difficile. Je prends quelques clichés de ce qui sera “le lieu du crime”, puis je les étudie sur l’ordinateur pendant plusieurs jours, en imaginant la position du corps, la disposition des objets et les couleurs que je souhaite inclure.
J’imagine qu’il faut attacher une grande importance à chaque élément, chaque détail de la composition, n’est-ce pas ? Oui, les objets sont par exemple cruciaux car, grâce à eux, je peux reconstituer la dynamique de l’accident et l’historique du personnage. Quant aux positions, plus les corps des modèles semblent désarticulés, et plus l’image paraît dérangeante.
On dirait presque des sculptures humaines… Oui, et cela n’est possible qu’en travaillant avec des mannequins qui maîtrisent leur corps. La plupart d’entre eux sont des collègues du théâtre, des personnes entraînées à supporter ces positions inconfortables.
La plupart de vos modèles ont toujours un objet dans la main, malgré la chute. Pourquoi ? Cet objet souligne leur attachement à nos futiles possessions matérielles. Cela m’est arrivé en premier. En tombant de mon vélo, j’ai volé sur au moins trois mètres et me suis fait très mal. Je me suis cassé le poignet, parce qu’au lieu de lâcher la barre protéinée que je mangeais en pédalant, je l’ai instinctivement serrée dans ma main. J’aurais peut-être pu amortir le choc si je l’avais laissée. Quelques semaines plus tard, un de mes amis s’est cassé la jambe en rattrapant son smartphone alors qu’il se trouvait sur des rochers, sur la plage. J’ai pensé que la situation était vraiment grave. Notre instinct nous pousse à donner plus d’importance aux objets que nous possédons qu’à notre vie.
Pourquoi ne montrez-vous jamais le visage de vos modèles ? Si je les dévoilais, les gens auraient beaucoup plus de mal à s’identifier au personnage. Cela créerait une distance émotionnelle. En cachant le visage, le personnage qui chute pourrait être n’importe lequel d’entre nous.
Il y a donc de l’espoir dans vos images ? Absolument. Aussi tragiques que mes photos puissent paraître, elles contiennent un grand message d’espoir. Ce n’est qu’après avoir touché le fond que l’on peut se relever et commencer à vivre mieux qu’avant.
Quels sont vos projets ? Travaillez-vous toujours sur In Extremis ? Avez-vous d’autres concepts en tête ? Je pense que je n’abandonnerai jamais cette série. Après la pandémie et sept années de travail acharné, j’ai décidé de faire une longue pause. Je n’ai réalisé qu’une seule nouvelle photo l’année dernière, que j’aime beaucoup, et je vais certainement recommencer. Entre-temps, j’ai publié un livre à édition super limitée pour le dixième anniversaire du projet. Une anthologie rassemblant les images les plus significatives de ces années. J’y ai travaillé pendant longtemps et suis très heureux du résultat.
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