Dakh Daughters
Résistance d'artistes
Après la parenthèse enchantée des JO, la menace d’une crise politique majeure demeure en France. Au milieu de tout ça, la guerre en Ukraine semble avoir quitté les esprits. Pourtant, à l’autre bout de l’Europe, elle fait toujours rage… De la rage justement, les Dakh Daughters en ont à revendre. Depuis plus de dix ans, cette compagnie féminine sillonne le monde pour porter la voix de son peuple et réveiller les consciences. Ruslana Khazipova, l’une des “filles du Dakh”, nous raconte leur histoire et celle d’Ukraine Fire, spectacle de cabaret punk aussi burlesque que poétique.
Comment votre compagnie est-elle née ? Comédiennes depuis plus de 20 ans, nous avons créé notre compagnie en 2012, sur une idée de l’une d’entre nous, Anna Nikitina. On a lancé cette sorte de girls band à la suite d’une représentation dans un cabaret à Paris. On a ensuite choisi notre nom et un maquillage distinctif : visages blancs, joues rouges et yeux noirs avec de longs cils. Au début, on portait des robes, mais aujourd’hui on préfère des t-shirts, des tutus noirs et de grosses chaussures. On ne ressemble plus à des jeunes filles, plutôt à des guerrières !
Comment définir votre pratique ? Chacune de nos performances comporte de la musique. On sait toutes chanter et jouer d’un instrument. C’est l’une des grandes idées de Vladislav Troitskyi, le directeur du théâtre Dakh fondé à Kyiv en 1994. Pour lui, les artistes doivent être polyphoniques, toujours en mouvement. On tient beaucoup à ce mélange entre le théâtre et la musique.
Dans votre spectacle, vous mêlez aussi différents genres : les chants traditionnels, le punk, le reggae, le rap… Pourquoi ? Parce qu’ils n’ont pas de frontières. On cherche justement à encourager le dialogue. On a le sentiment qu’il est de plus en plus difficile de se parler, et c’est ce qu’on souligne sur scène… Par ailleurs, on a toujours utilisé les chansons traditionnelles ukrainiennes car elles reflètent nos racines. Ces chants polyphoniques sont uniques.
Que vous permet ce cabaret ? De parler de choses très concrètes, à coeur ouvert : de la douleur, de la vie… Nos spectacles sont sous-titrés pour que le public perçoive la beauté de notre langue, l’âme de notre peuple, à la fois classique et moderne. Comment êtes-vous arrivées en France ? Une de nos amies, Lucie Berelowitsch (directrice du Préau, centre dramatique national de Normandie-Vire, ndlr) a tenu à nous accueillir dans son théâtre. On avait passé les dix dernières années à tourner en Europe, à partager notre culture. On savait qu’on pouvait continuer notre combat en France. En mars 2022, on a donc quitté notre pays pour la rejoindre.
Vous avez multiplié ici les représentations de votre spectacle, n’est-ce pas ? Oui, on a aussi créé de nouvelles chansons, sans nous présenter comme des victimes. Notre travail pouvait toucher beaucoup de monde, sans avoir forcément connu la guerre. En tant qu’Ukrainiennes, on mesure simplement l’importance des notions de liberté et de démocratie. Certains pays ayant défendu ces valeurs en oublient aujourd’hui le sens. Nombreux sont ceux qui réduisent cela au fait de pouvoir faire ce que l’on veut. Mais ce n’est pas ça, la liberté !
Dans votre spectacle, vous montrez aussi des images de manifestations contre Poutine. S’agit-il de dénoncer la barbarie actuelle ? Oui, c’est ça. L’une de nos chansons n’a par exemple pas beaucoup de sens, mais elle suscite l’émotion. Derrière nous, une vidéo nous permet de comparer le nazisme et le racisme. On y voit différents groupes de personnes, à différentes époques, qui se comportent de la même façon. Cela montre que les hommes ne tiennent pas compte des tragédies du passé.
Vous êtes désormais installées à Vire, en Normandie. Avez-vous des retours sur votre spectacle de la part d’autres réfugiés ? Oui, c’est d’ailleurs l’un des moments les plus difficiles. En voyant ce spectacle, ils peuvent voir et toucher quelque chose d’ukrainien très loin de chez eux. Ils nous disent qu’ils ressentent un trou dans leur âme, un vide étrange et qui n’a pas de nom. On peut essayer de cacher ce sentiment, mais vous savez… On leur donne à la fois de l’espoir, de la force, on partage des larmes et de l’amour. Avant la guerre, notre public était surtout composé d’Européens, d’Américains ou de Canadiens. Aujourd’hui, on retrouve de plus en plus d’Ukrainiens. Ils sont si fiers de voir des compatriotes sur scène. C’est très important pour eux.
Votre spectacle est-il une façon de préserver l’histoire et l’art de votre pays ? En voyageant avec les Dakh Daughters, nous nous sommes rendu compte que, pour beaucoup de gens, l’Ukraine n’existe pas. C’était donc très important pour nous d’en parler. On montre au monde entier que nous défendons la démocratie car, pour nous, ce n’est pas un vain mot, c’est une question de vie ou de mort. Les Ukrainiens sont en conflit depuis des siècles avec la Russie. Notre littérature est marquée par beaucoup de moments douloureux, mais notre spectacle dépasse notre histoire. Il nous permet de partager cette force avec le reste du monde.
Quel message souhaitez-vous véhiculer à travers Ukraine Fire ? Il est très court : « réveillez-vous ! ». Ouvrez les yeux, prenez vos responsabilités, car le monde devient fou et personne ne vous aidera, à part vous-même. Il n’y a qu’à voir ce qui se passe ici en Europe, par exemple avec la montée de l’extrême droite…