Guillaume Blot
Open bar
Le parlement du peuple, comme l’appelait Balzac, serait-il un espace en voie de disparition ? Il faut croire. En 1960, l’Hexagone comptait 200 000 cafés, contre à peine 36 000 aujourd’hui. C’est justement pour documenter ces lieux ô combien iconiques que Guillaume Blot s’est lancé, à partir de 2019, dans un tour de France des bistrots. En quatre ans, ce photographe en a ainsi visités (et immortalisés) précisément 231, du Nord au Sud en passant par la Bretagne ou Paris. En résulte un ouvrage, Rades, et des images emplies d’humour, de tendresse, d’histoires insolites… En somme, d’humanité. Il nous explique pourquoi il vaut mieux voir le verre à moitié plein.
Comment cette série est-elle née ? Je m’intéresse à ce que j’appelle les “univers populaires”. En 2015, j’ai démarré avec une série intitulée Buvettes, sur les friteries de stade. J’ai adoré ça et eu envie de réitérer l’expérience en m’intéressant aux bistrots. J’y ai toujours traîné, écoutant les histoires dingues qui s’y racontaient. Le projet s’est d’abord nommé Café des sports, car c’est le nom de bar le plus répandu en France selon l’Insee, puis j’ai élargi le champ aux Balto, Longchamp et compagnie… Bref, aux rades, ces établissements dans leur jus, pas trop marketés, authentiques.
Quel était votre objectif ? Au fil des recherches je me suis rendu compte qu’il y avait de moins en moins de licences IV en France. Je voulais donc montrer les résistants. En somme documenter et valoriser ces lieux où l’humanité est reine, devant et derrière le comptoir, avant qu’ils ne disparaissent – on l’espère le plus tard possible !
Concrètement, comment avez-vous travaillé ? Je débarque toujours à l’improviste, au hasard de mes pérégrinations. Je ne me présente jamais en tant que photographe. Je m’installe d’abord au comptoir, commande une menthe à l’eau ou un demi puis papote avec le patron, la patronne et les habitués pour installer une forme de connivence. Ensuite j’explique mon projet, demande l’autorisation et sors mon appareil. Là, j’entre dans une forme de transe, photographie des objets, des scènes de vie ou des personnes, à qui j’envoie systématiquement les clichés ensuite, par mail ou par voie postale dans les petits villages.
Comment les gens réagissent-ils ? Ils sont souvent interloqués, se demandent pourquoi je prends en photo le bol de cacahuètes, le ticket Goal perdu sur le rebord d’une table ou le journal du coin avec le nom du café écrit dessus pour ne pas qu’on l’embarque… En somme, pourquoi je m’intéresse à leur quotidien. C’est justement le merveilleux du banal qui me fascine.
Quel fut votre parti-pris ? Comment avez-vous choisi de photographier ces rades et leurs habitués ? Deux ambiances cohabitent dans la série. Une première assez douce, avec une lumière naturelle, utilisée pour des portraits. La seconde renvoie à une esthétique “flashée brute”, faisant davantage ressortir les couleurs, avec une sorte de décadrage : on est plongé dans la scène, comme si on était accoudé au bar avec les habitués, penchant un peu la tête…
Vous ne focalisez pas uniquement sur les habitués mais aussi sur les détails, les objets qui peuplent ces cafés, n’est-ce-pas ? Oui, ça va de la devanture défraîchie au carrelage mosaïque où il manque des morceaux, en passant par les toilettes avec ces affiches qui nous encouragent à viser juste, les sandwiches de la taille de mon bras ou les comptoirs marqués par l’usure des tasses… Cette sémiologie visuelle des cafés m’interpelle.
Quelle distance observez-vous avec votre sujet ? J’imagine qu’il y a un délicat équilibre à trouver… Oui, j’essaie vraiment de ne pas tomber dans la moquerie. Je m’immerge dans des univers populaires tout en restant bienveillant, pour les saisir avec un humour tendre.
Quels seraient les rades qui vont ont le plus marqués ? J’ai beaucoup aimé le bar de la station-service de Saint-Léonard de Noblat, en Haute-Vienne. J’y ai rencontré Cécile, qui tient l’affaire familiale avec son mari Jean-Claude depuis des décennies. Dès qu’arrive une voiture, elle sert un plein de diesel avant de retourner au comptoir pour remplir un verre de blanc, ou faire mijoter le déjeuner dans la cuisine derrière le bar. Le bar fonctionne comme un lieu multi-services, typiques des villages où l’on trouve tout au même endroit.
Y a-t-il aussi des personnages qui vous ont particulièrement touché ? Les soeurs Pierrette et Isabelle, qui ont 71 ans et tiennent le Tue-Mouches, à Plurien dans les Côtes d’Armor. Elles ont inventé une boisson incroyable, le Tue-Mouches justement. C’est un cocktail noir et dense, comme mazouté. Elles le préparent dans des bouteilles de Volvic, remplies au ras du goulot ! C’est assez amer et, disons, intense… Ça participe du charme de l’endroit, à son côté fantasque et mythique.
Qui est cet homme aux lunettes “gainsbarriennes” sur la couverture de votre livre ? Il s’appelle Gérard, il a été immortalisé un dimanche matin au Bar des Récollets, à Largentière en Ardèche. Je l’ai repéré avec ses acolytes autour d’un bol de cacahuètes. Il était assis là, dans son marcel, derrière ses lunettes noires et devant son petit verre, au naturel. Il m’a regardé et je l’ai photographié dans la foulée. Tout y est ! Je retourne le voir cet été pour le prendre en photo avec le livre en main, comme une mise en abyme.
De façon générale, que vous inspirent ces rades ? Ce sont des résidences secondaires à bas prix, sans la mer. On s’y retrouve avec des proches ou des inconnus, quand on sort du travail ou avant de rentrer à la maison. C’est un deuxième petit chez-soi. On s’y sent bien, on connaît le patron, on boit des coups dans une forme de détente généralisée. Ce sont espaces de sociabilité indispensables. On s’en est particulièrement rendu compte durant le confinement : leur absence a manqué.
On ne voit pas beaucoup de jeunes gens dans votre série de photos… Ces endroits sont-ils voués à disparaître ? Selon moi ils vont muter en espaces multi-services, comme ça a déjà commencé pour certains, regroupant restaurant, café, petite épicerie, bar-tabac et station-service, surtout dans les villages. Dans les grandes villes, je pense qu’ils vont perdurer, même s’il y en aura certainement moins. Quand les programmes immobiliers reconfigurent les quartiers, bien souvent les petits cafés ferment… Mais j’espère qu’il y en aura toujours !
La disparation de ce lieu, que Balzac nommait “le parlement du peuple”, ne serait en tout cas pas anodine… C’est vrai, car c’est un endroit où la parole se libère, comme un ancêtre des réseaux sociaux. C’est important de discuter les yeux dans les yeux, d’échanger, de débattre et de se rencontrer. Et ce n’est effectivement pas un bon signe que les cafés périclitent.
Ils ont également un rôle social, n’est-ce pas ? Oui, ils agrègent aussi des solitudes. Cela fait du bien d’appartenir à une forme de collectif éphémère quand on est seul. Le bistrot ménage une place sociale aux gens, une forme de reconnaissance. On peut y tenir le rôle qu’on souhaite, comme celui du boute-en-train, même si on n’est pas drôle dans la vie de tous les jours.
Fréquentiez-vous vous mêmes ces rades, avant cette série ? Oui, car j’ai eu la chance d’avoir un père cheminot. J’ai donc pas mal voyagé en France via la train. Quand j’allais voir des amis dans des villes que je ne connaissais pas, avant de les retrouver, j’allais systématiquement dans le café du coin, qui sont pour moi autant de petites ambassades intermédiaires.
Parmi toutes ces photographies, y en a t-il une qui vous tient à cœur ? J’aime beaucoup cette image prise dans le Café des sports de Saint-Etienne. La photo montre quatre personnes âgées réunies autour d’une table. Il s’agit de Georgette, Odette, Thérèse et Anne. Elles se retrouvent ici tous les mardis, vendredis et dimanches, les jours de marché. Quand elle ont fait leurs course sur la place Sadi Carnot, elles se retrouvent pour papoter, à heure fixe et même à table fixe avant de repartir chez elles, c’est leur moment à elles. Leur “after” en quelque sorte. C’est une petite histoire, mais je l’aime beaucoup.
À lire / Rades, de Guillaume Blot (Gallimard – collection Hoëbeke), 168 p., 28€, gallimard.fr