Elvire Duvelle-Charles
Clic Revolution
Elle fut l’une des premières Femen françaises, n’hésitant pas à interpeller Marine Le Pen lors d’un déplacement de la dirigeante d’extrême-droite. Elle a aussi créé une websérie documentaire, Clit Revolution, pour inciter les femmes à se réapproprier leur corps et leur sexualité. Afin d’aider ses abonnées à passer à l’action elle publiait dans la foulée un Manuel d’activisme féministe… En dix ans, Elvire Duvelle-Charles a ainsi vu évoluer le militantisme en ligne, entre diffusion des idées et soumission aux algorithmes. Avec l’essai Féminisme et réseaux sociaux : une histoire d’amour et de haine, la journaliste, réalisatrice et activiste pointe toute l’ambivalence de ces nouveaux outils pour celles et ceux qui défendent la cause des femmes. Entretien avec une combattante qui assume ses fragilités.
Comment êtes-vous devenue militante ? Après des études de cinéma, j’ai travaillé quelques semaines comme documentaliste chez TF1, dans un contexte assez malsain. C’était bien avant #MeToo, avant que l’on considère les remarques sexistes récurrentes au travail comme du harcèlement. Un jour, les filles n’ont plus été conviées aux réunions : nous « déconcentrions les garçons ». En plus de l’humiliation subie, je me suis retrouvée le matin à errer sur les sites d’agences photos, et c’est comme ça que j’ai découvert l’action des Femen devant le domicile de Dominique Strauss-Kahn, au moment de l’affaire Nafissatou Diallo.
Cela vous a-t-il immédiatement touchée ? Personne ne connaissait encore ces militantes ukrainiennes. Elles étaient déguisées en soubrettes, tournaient en dérision l’un des violeurs les plus connus de France, et cela m’a réjouie. Je n’ai même pas fait attention au côté topless. C’est la mise en scène qui m’a attirée, elle retournait la honte. Un an plus tard (j’avais quitté TF1) j’ai repéré une de leurs nouvelles actions : elles venaient de tronçonner une croix chrétienne place Maïdan, à Kiev. Je me suis rendue sur leur page Facebook appelant justement les Françaises à les rejoindre. C’est comme ça que j’ai rallié ce mouvement durant six ans, devenant l’une des premières Femen françaises.
En France, leur mode d’action seins nus laissait plutôt perplexe au début… Les Femen suscitaient deux types de critiques. Celles des personnes que l’on combattait, l’extrême droite, les religieux, les machos, confortant l’idée de les déranger. Mais il y a eu aussi des critiques de la part de féministes quant à notre mode d’action, nous reprochant de n’avoir « rien à dire ». Ça m’a blessée, car cela venait de personnes que j’admirais, comme Mona Chollet. Nous épousions cette histoire militante en prenant des risques ! Tandis qu’elles écrivaient des livres, nous recevions les coups des fascistes ou de la police… Les Femen, ça a été ma porte d’entrée dans le militantisme, quand je n’avais pas forcément de bagage culturel. Mais comme pour les collages aujourd’hui, c’était une façon de s’impliquer physiquement. Ce mode d’action attire des femmes en colère, car elles trouvent là une façon de s’exprimer.
Rapidement, vous gérez la communication du collectif, n’est-ce pas ? A l’époque, la communication sur les réseaux sociaux était balbutiante, mais les Femen étaient assez bien rodées. Inna Chevtchenko, la leader du mouvement, m’avait donné quelques instructions. J’ai commencé à me passionner pour le sujet, à lire des articles sur des sites spécialisés. Je voyais bien que l’impact était différent selon l’heure, le format du post, si c’était sur Twitter ou sur Facebook… Cela nous a permis de recruter pas mal de membres, de lancer des appels aux dons.
Pourquoi avoir lancé le mouvement Clit Revolution ? J’avais l’impression d’avoir fait le tour avec les Femen, il fallait envisager l’étape suivante… En fait, tout est parti d’une blague : nous étions en 2016, Orelsan venait d’être relaxé pour ses textes violents envers les femmes et nous avons parodié l’un de ses clips, Saint-Valentin, en inversant les paroles. « Suce ma bite pour la Saint- Valentin » est donc devenu « Suce mon clit pour la Saint-Valentin ». On l’a sorti un 8 mars, pour la Journée internationale des droits de la femme, cela a fait plutôt rire les gens mais, en moins de 72 h, notre clip a été censuré par YouTube pour “contenu sexuellement explicite”, alors que celui d’Orelsan était en ligne depuis sept ans ! Nous avons réussi à médiatiser cette censure, la vidéo a été remise en ligne, mais en restant interdite aux moins de 18 ans. C’est ce qui nous a donné envie de lancer la série Clit Revolution.
En quoi consiste-t-elle ? Nous observons les rapports entre le corps, l’intime et le politique. Nous avons obtenu une aide du CNC* pour tourner le pilote, puis avons démarché des chaînes. Mais elles ne comprenaient pas l’enjeu… Nous avons fini par envisager un plan B, un projet en mode “guérilla”, avec les moyens du bord, et du financement participatif. Pour cela, il nous fallait une communauté, c’est pourquoi nous avons créé le compte Instagram “Clit Revolution”. Cela a pris très vite, nous comptions 10 000 abonnés, recevions beaucoup de témoignages. Et puis il y a eu #MeToo, et en même temps est apparue la chaîne numérique France.tv Slash, qui nous a dit “oui” tout de suite. La websérie, neuf épisodes dans lesquels nous décryptons les mythes sur le sexe féminin, est sortie en 2019.
En parallèle, d’autres comptes militants et pédagogiques sur le corps féminin ont percé… Oui, durant cette même période la journaliste Dora Moutot a créé le compte Instagram “T’as joui ?”, qui a rencontré un succès fou. Cela a offert de la visibilité à plein de comptes sexos, sur les SPM (syndromes prémenstruels), l’orgasme, l’endométriose, le clitoris… Après l’ère des Tumblr féministes précurseurs, comme “Paye ta Shnek” en 2012, sur le harcèlement de rue, ou “Men Taking Up Too Much Space on The Train”, un an plus tard, sur le manspreading (ndlr, le fait pour les hommes de prendre trop de place dans les transports), une nouvelle communauté, que la presse a baptisé les “sexploratrices”, a vu le jour.
Qu’apportaient ces comptes, par rapport au féminisme traditionnel ? Nous avons réalisé que les réseaux sociaux étaient un formidable outil de militantisme. On pouvait relayer des messages, comme les collages de Marguerite Stern contre les féminicides. Nous avons aussi souligné l’initiative d’une jeune fille qui voulait lancer une boîte à règles dans son collège, pour lutter contre la précarité menstruelle. Nous avons mis en avant nos lectures et nos connaissances, mobilisant du monde pour remettre en cause le patriarcat. Prolongeant ce que nous avions initié avec les Femen. Et finalement, au lieu de réaliser une saison 2 de Clit Revolution, nous avons publié Clit Revolution : Manuel d’activisme féministe, en 2020.
Comment ce livre est-il né ? Pendant mon Master d’études de genre à l’université Paris 8, j’ai rédigé un mémoire examinant l’éducation sexuelle sur Instagram. J’ai pris conscience que nous, les militantes féministes sur Instagram, à cause de la puissance des algorithmes, du pouvoir des marques prêtes à nous manipuler, du marché de l’influence, des violences propres aux réseaux sociaux, nous étions en train de nous enfermer dans une cage dorée. Pour autant, mes enseignants m’ont encouragée à prolonger mon mémoire d’une façon ou d’une autre. C’est devenu Féminisme et réseaux sociaux : une histoire d’amour et de haine.
Pourquoi ce titre ? Les réseaux sociaux ont permis des choses formidables, notamment la diffusion des idées. Ils ont même aidé à protéger des femmes victimes de violence conjugale grâce à des signalements sur Twitter. Mais l’évolution de ce féminisme en ligne est aussi conditionnée par les algorithmes, qui poussent à produire toujours plus de contenus pour se maintenir à flot, et donc à nous appauvrir. Pour rester visible, Instagram recommande de publier au moins un format vidéo par semaine, trois stories par jour… Il est impossible de créer du contenu intelligent à ce rythme-là. Et puis, lorsqu’on parle de sexualité on est censuré, beaucoup de comptes militants ont été supprimés. Nous avons donc aussi développé une forme de haine à l’égard des réseaux sociaux.
Comment explique-t-on ce rejet ? Plus vous obtenez de vues, plus vous postez de contenus, et plus le réseau social adresse des publicités à ses utilisateurs. Il ne faut pas oublier que Facebook, qui possède Instagram, est déclaré en France comme une régie publicitaire. Ils nous ont fait perdre notre capacité à nous concentrer, on se fait complètement happer et les abonnés ont des attentes. Certaines personnes viennent aussi nous confier, en privé, des choses très dures. C’est de l’hyper-vigilance permanente qui épuise. Enfin, cette haine est aussi liée aux contenus que l’on poste : dès que l’on parle de sexualité on est censuré, beaucoup de comptes militants ont été supprimés.
Avec 13 autres féministes, vous avez assigné Facebook en justice il y a un an pour réclamer plus de transparence sur la modération des contenus. Où en est cette procédure ? Elle a débouché sur un ordre du juge à une médiation, on se voit à peu près tous les mois avec des responsables de Facebook. Le contenu de la médiation est confidentiel, mais la démarche est intéressante parce que c’est la première fois que l’on peut exposer nos problèmes.
Vous évoquez aussi la difficulté de concilier ses idéaux avec des partenariats rémunérateurs lorsqu’on est influenceuse féministe… Comment rester éthique tout en gagnant sa vie ? C’est toute la question. Nous sommes toutes dépendantes d’Instagram, et nous devenons esclaves des marques si nous souhaitons réussir à gagner notre vie. Il y a ce sentiment d’avoir été piégées. Malgré tout, je n’ai pas envie d’arrêter. Ce livre était une manière de prendre du recul, mais aussi de proposer des solutions. Par exemple, l’algorithme peut être contourné si l’on a nos propres plateformes, nos newsletters, nos médias indépendants qui ne peuvent pas disparaître du jour au lendemain. On peut aussi être financé par sa communauté. Je me suis inscrite sur la plateforme de financement participatif Patreon, dédiée aux créateurs. La communauté est forcément plus petite, à taille humaine, mais permet des rencontres. J’ai par exemple lancé un club de lecture, les filles s’hébergent entre elles quand on organise des événements. La plateforme de messagerie Discord affiche les contenus de façon chronologique et non en fonction d’un algorithme. Cela n’empêche que nous aurons besoin à côté d’outils de diffusion massive.
Les féministes font-elles l’objet d’une violence particulière en ligne ? Elles suscitent beaucoup de haine en général, en ligne et hors ligne. Les commentaires témoignent de menaces très violentes, des appels au viol, les gens se lâchent comme si nous n’étions pas des personnes humaines. Sur Twitter, c’est un véritable dispositif d’humiliation en ligne qui est mis en place. Si quelqu’un répond un tweet haineux à une féministe, elle ne peut pas l’effacer, et cela entraîne des lynchages publics.
Déplore-t-on aussi des violences intra-féministes, entre militants censés être dans le même camp ? Oui, c’est perturbant quand les violences émanent d’autres féministes. Je pense notamment au call-out, qui consistait au départ à dénoncer publiquement des actes illégaux commis par des puissants. Cette pratique s’est progressivement généralisée, avec des signalements de faits n’ayant absolument plus la même gravité. On a vu naître des polémiques parce que Greta Thunberg avait peut-être bu dans une bouteille en plastique, des meutes revendiquant une certaine pureté militante s’organisent parce qu’une personne a employé le mauvais mot… La question de la transidentité s’est aussi ajoutée aux thèmes qui ont toujours divisé les féministes, comme le port du voile par exemple. Il y a une escalade de la violence conduisant à taper sur le “mauvais camp” pour prouver que l’on est dans le bon.
Le féminisme en ligne peut-il se substituer à militantisme plus classique ? Non, c’est impossible. Dans le livre, je cite la chercheuse Elena Waldispuehl. Elle explique que les féministes ne militant qu’en ligne sont les plus véhémentes, celles qui font le moins preuve d’empathie. Or, on ne peut pas militer sans empathie, il est primordial de garder un pied sur le terrain. “Scroller moins pour manifester plus”, pourrait être l’une des résolutions des mouvements féministes d’aujourd’hui.
*Centre national du cinéma et de l’image animée
À lire / Féminisme et réseaux sociaux, une histoire d’amour et de haine, d’Elvire Duvelle-Charles (Editions Hors d’atteinte), 216 p., 17€, www.horsdatteinte.org
À voir / Série Clit Revolution : www.france.tv/slash/clit-revolution
À visiter / @Elviredcharles, @Clitrevolution