Bêtes de sexe
Entretien avec Thierry Lodé
Ils font l’amour comme des bêtes, mais pas n’importe comment. Qu’on se le dise, les animaux ne sont pas guidés par un désir incontrôlé de répandre leurs gènes sur Terre pour sauver leur espèce. Non, simplement ils prennent leur pied, et cela depuis leurs premiers ébats dans l’océan primitif. Auteur d’une étonnante Histoire naturelle du plaisir amoureux, entre autres essais iconoclastes, Thierry Lodé balaie quelques idées reçues sur la vie très intime de la faune – et donc, quelque part, la nôtre. De l’art de se masturber chez les dauphins à l’extase du poulpe, en passant par les étreintes saphiques des gorilles, ce professeur d’écologie évolutive nous démontre que sexualité ne rime pas forcément avec reproduction, et comment le plaisir aiguillonne l’évolution et la biodiversité. Let’s talk about sex !
Longtemps, on a pensé que le plaisir sexuel était l’apanage des seuls humains. Serait-ce donc faux ? Oui, d’ailleurs beaucoup de chercheurs nous assurent, encore aujourd’hui, que les espèces animales ne ressentent rien et qu’on peut les traiter comme de vulgaires machines à produire des protéines. Or, l’orgasme a été mis en évidence chez des tas d’espèces, du rat au lion, en passant par la mouche !
Comment l’a-t-on découvert ? A travers diverses expériences. En 1971, l’anthropologue Frances Burton a placé des électrodes sur des femelles macaques, qu’il masturbait grâce à une machine produisant des mouvements répétitifs. Dès lors il a observé les mêmes symptômes tels que décrits chez l’humain dans les années 1960 par les sexologues américains Masters et Johnson : la constriction du périnée et du vagin, le développement de certaines phéromones… D’ailleurs, l’orgasme n’est pas forcément lié au pénis ou au clitoris, apparus très tardivement dans l’évolution, les oiseaux n’en ont pas et s’amusent quand même beaucoup. Des recherches ont également confirmé que l’éjaculation expérimentale de la mouche était pour elle gratifiante, activant des neurones spécifiques dans son cerveau !
Pourquoi a-t-on si longtemps nié le plaisir chez les animaux ? C’est sans doute une question morale. Le comportement animal a généralement été observé sous le prisme idéologique de l’époque et des normes établies par les grandes religions. On est donc longtemps passé à côté de ce critère. Dans certains pays, on s’interroge encore sur le droit au plaisir pour les femmes, alors les animaux… Et puis, durant longtemps on s’est penché sur la sensibilité animale à l’envers : on a d’abord cherché à comprendre ce qui pouvait leur faire du mal, découvrant qu’ils souffraient aussi, ce qui gêne toujours un peu les humains lorsqu’ils se préparent un steak. Enfin, ça ne sert pas à grand-chose de savoir qu’un animal jouit, ce n’est pas de la recherche appliquée.
Quand et comment est apparu le plaisir dans le monde animal ? Dès la constitution des premiers centres nerveux, chez des espèces très archaïques. L’orgasme n’est pas autre chose qu’une affaire de glandes. Les animaux ont d’abord appris à libérer leurs gamètes à travers ce début d’excitation. Ressentaient-ils déjà un grand plaisir ? C’est difficile à dire. Mais ces circuits sont ancrés depuis longtemps. Ensuite, on a assisté à une évolution des modes de reproduction, et ça a changé pas mal de choses…
En quoi ? Au fil du temps, les espèces animales ont réduit leur capacité à se reproduire. Passant de millions d’œufs chez le poisson à un seul rejeton tous les trois ou quatre ans chez l’éléphant, par exemple. C’est l’apparition de la viviparité, donc la fécondation interne. L’énigme de l’orgasme découle sans doute de cette réduction drastique de la progéniture. Les espèces ont compensé la diminution de leur lignage en multipliant les relations sexuelles. Les animaux se reproduisent donc moins mais s’accouplent plus, car ils ressentent de plus en plus de plaisir à le faire.
Le plaisir motiverait donc cette évolution ? Tout à fait. Le surgissement de la viviparité s’accompagne de l’apparition d’organes reproducteurs. C’est la guerre des sexes ! Chacun poursuit des objectifs différents. Le mâle aura intérêt à copuler avec le maximum de femelles alors que celles-ci n’auront pas plus de petits en multipliant les partenaires. Ce conflit a des effets biologiques, vérifiables concrètement. Les femelles vont ainsi réclamer aux mâles une cour exagérée, voire les inciter à la monogamie afin qu’ils restent auprès d’elles pour s’occuper du nid. De ce grand jeu de la séduction naissent tout un tas d’éléments comme les bois pour les cerfs ou des couleurs extravagantes un peu partout, permettant aux mâles d’assurer leur propagande, d’où cette biodiversité. Le plaisir va également favoriser la cohésion sociale, tout un tas d’interactions, comme chez les bonobos.
Tout cela aurait même des effets sur la physionomie des organes sexuels, dites-vous… Oui, la taille du pénis dépend de l’intensité du conflit entre les mâles et les femelles. Les canards argentins, recordmen de la discipline, sont par exemple pourvus d’un organe spiralé de 30 cm, plus grand que leur propre corps, car ils sont très coercitifs dans la relation. En réponse les femelles ont développé un vagin en forme de labyrinthe qu’elles peuvent boucher à certains endroits pour ne pas être fécondées si elles refusent un partenaire. Les humains sont eux dans une forme de conflit assez moyen, un homme d’un mètre 80 étant doté en moyenne d’un sexe de 13 à 14 cm…
Chose étonnante, vous dissociez la reproduction de la sexualité. Pourquoi ? A bien y regarder, le sexe complique terriblement la reproduction. Déjà, il faut trouver un partenaire, ensuite le choisir selon son âge, sa disponibilité sexuelle, qu’il soit d’accord… Débute alors la séduction, activité s’il en est très incertaine. Lorsque l’acte se produit enfin, on ne transmet que la moitié de nos gènes, ce qui n’est pas hyper efficace, sans parler de la fécondation, qui n’a pas lieu à chaque fois, il faut donc recommencer… Donc si l’objectif de la sexualité, c’est la reproduction, l’évolution s’est complètement plantée. Regardez le fonctionnement des bactéries, elles se coupent en deux et c’est terminé !
Pourtant, la grande majorité des êtres vivants pratique le sexe. A quoi sert-il alors ? C’est le moteur de la biodiversité. Car la sexualité, c’est d’abord la recherche de la différence. La reproduction, par définition, ne conçoit que de l’identique. Toutes les études le montrent : les partenaires ne recherchent pas le plus fort, le plus vigoureux mais l’être le plus différent possible. Enfin, si toutes les femelles couraient seulement après de bons mâles avec de bons gènes, toute l’espèce humaine serait descendante de George Clooney ! La séduction est dès lors un choix délibéré, cassant complètement cette idée d’évolution aveugle. Même les vers de terre sont capables de choisir un partenaire particulier ! Le but est d’éviter de rencontrer des parents et de mesurer à quel point il demeure étranger. Cela s’effectue à travers le système dit MHC, soit d’histocompatibilité, chacun cherchant à comprendre qui est l’autre. Chez nous, cela se traduit par le baiser amoureux, en s’échangeant nos salives.
La différence serait donc essentielle ? Oui. La théorie darwinienne nous explique que les espèces choisissent les meilleurs gènes, que ceux-ci envahissent une espèce, laquelle efface alors la précédente car mieux adaptée. Or, ce n’est pas du tout le cas. Au lieu de ce “grand remplacement”, on assiste au contraire à un mélange incessant entre des gènes tous plus différents les uns des autres. C’est cela qui fabrique notre diversité, et surtout notre avenir. C’est le fondement même de la séduction amoureuse.
Les animaux peuvent aussi pratiquer la chose sans but reproducteur… Oui, dans la savane africaine on trouve par exemple un petit oiseau, l’alecto à bec rouge, pourvu d’un pseudo-phallus inutile à la reproduction, et servant uniquement au plaisir de la femelle. Beaucoup d’autres espèces fonctionnent de la sorte. Dites-vous bien que la nature est composée de milliards d’espèces et d’individus, et on en connaît très peu ou mal.
A vous lire, tous les goûts sont dans la nature, n’est-ce pas ? Oui les sexualités animales sont plurielles. On sait que la chauve-souris est par exemple fan de fellation ou de cunnilingus… En fait le problème est inverse : on ne connaît pas d’espèces qui ne pratiquent pas quelque chose. Les dauphins se masturbent en utilisant des éponges de mer, les hérons se frottent sur des touffes d’herbe, s’en servant comme de sextoys ! Ils ne pensent qu’à ça, depuis qu’ils sont eucaryotes, et pas seulement pour répandre leurs gènes à n’en plus finir.
Quelles seraient les rois et les reines de l’orgasme chez les animaux ? Les serpents sont capables de s’unir durant 24h. Les léopards peuvent s’accoupler jusqu’à 150 fois en une journée, tout comme les bonobos. Toutefois, cette sexualité exacerbée n’est pas toujours recommandable. Certains sont aussi de véritables dépravés, comme les éléphants de mer ou même les petits manchots d’Adélie, s’adonnant à la pédophilie et même la nécrophilie…
L’homosexualité existe-t-elle aussi chez les animaux ? Le mot est compliqué, certains chercheurs se refusent à l’employer, mais il faut bien reconnaître que de nombreuses espèces ont des expériences homosexuelles. On a souvent expliqué que celles-ci avaient des vertus pédagogiques, chez les jeunes lionceaux par exemple, qu’il fallait bien d’apprendre… Or, si les espèces agissent ainsi, c’est parce qu’elles sont guidées par le plaisir ! On observe même des organisations homosexuelles, avec des couples à trois comme chez les albatros des îles Hawaï, où deux femelles copulent avec un seul mâle et élèvent ensemble leurs petits. Étonnant, n’est-ce pas ? Pourtant, jusqu’aux années 1980, tout cela ne nous intéressait pas, car l’homosexualité était considérée comme une pathologie et les animaux des malades, des pauvres bêtes. Mais depuis, quelques biologistes dont je fais partie se posent la question : si la reproduction est l’élément principal de l’évolution, ne faudrait-il s’intéresser au fonctionnement de la sexualité ?
À lire / Histoire naturelle du plaisir amoureux, Thierry Lodé (Odile Jacob), 336 p., 22,90 €, odilejacob.fr // Tous les sexes sont dans la nature, Thierry Lodé (humenSciences), 256 p., 18 € www.humensciences.com