Lorraine de Foucher & Carole Thibaut
Emprise directe
Grand ReporterreLive Magazine, Mediavivant… Les journalistes sont décidément attirés par la scène ! Ils sont de plus en plus nombreux à s’emparer de la forme théâtrale pour décrypter l’actualité autrement. Depuis 2020, à l’invitation du Théâtre du Point du Jour, à Lyon, un.e artiste s’associe à un.e journaliste deux fois par saison pour créer un spectacle. Aux commandes de ce 7e Grand Reporterre, joué ce mois-ci à Loos-en-Gohelle, on trouve l’autrice, metteuse en scène et comédienne Carole Thibaut et la plume du Monde Lorraine de Foucher. Elles auscultent ici la fabrique de la domination.
Comment votre duo s’est-il constitué ?
Carole Thibaut : Les équipes du Théâtre du Point du Jour m’ont contactée pour ce projet en me demandant sur quelle thématique je souhaitais travailler. J’ai pensé à la fabrique de la domination. Puis nous avons cherché un grand reporter, et j’avais envie que ce soit une femme, avec laquelle pouvait naître une vraie rencontre humaine, intellectuelle et artistique. Ils m’ont parlé de Lorraine, puis j’ai réalisé que je connaissais déjà son travail.
Lorraine de Foucher : Quand on m’a proposé de monter sur scène, j’ai d’abord refusé parce que je n’avais jamais fait de théâtre, à part en 3e au collège. C’est assez loin du journalisme et je pensais que ce n’était pas ma place. Puis en discutant avec Carole, j’ai réalisé que cela pourrait m’emmener ailleurs, renouveler ma pratique. Avec le recul, ça a été un moment très enrichissant, dont je me souviendrai toute ma vie.
Quelle est la particularité de ce Grand Reporterre # 7 ?
C.T. : D’abord, il était important de se mettre en jeu. Lorraine en tant que journaliste et moi en tant qu’artiste, mais aussi sur le plan humain. Nous voulions raconter ce que cette fabrique de la domination provoquait en nous. Il nous est apparu évident d’être toutes les deux sur scène et de restituer une part intime, de décrire les répercussions sur nous-mêmes de ces sujets très violents.
L.F. : Je travaille depuis 2017 sur des cas très difficiles humainement. Mais je ne livre pas mes états d’âme dans mes articles, ce serait presque indécent. À l’inverse, Carole m’a dit que toutes ces émotions nourrissent le théâtre, que je devais les utiliser. Cela permet au spectateur de s’identifier, d’approfondir à la fois des sujets politiques mais aussi très intimes. En tant que femme, on n sort pas indemne de cette analyse des violences commises par les hommes contre nous.
Quels sont les types de dominations abordées ?
C.T. : Nous avons d’abord pris en compte les dominations traitées par Lorraine. Les féminicides, la pornographie, la pédocriminalité, qui sont les conséquences de notre structure sociétale dominante. Nous voulions aussi interroger la façon dont nous sommes confrontées à cette fabrique de la domination dans nos milieux respectifs. Le début de notre performance est assez léger, drôle, car notre rencontre est très joyeuse. J’aime entendre Lorraine raconter comment elle a été interviewée par un autre journaliste cherchant le sensationnel, posant des questions un peu obscènes sur la pornographie. Ou comment il est nécessaire d’être apprêtée pour une interview télévisée, par exemple.
Sur quelles enquêtes ou reportages vous êtes-vous appuyées ?
L.F. : Nous avons travaillé à partir de mes articles sur la pédocriminalité aux Philippines, les violences sexuelles commises dans le milieu du porno, l’affaire Patrick Poivre d’Arvor, avec toutes les victimes qui ont dénoncé des violences (dont il reste présumé innocent). On se réfère aussi à une grande enquête du Monde sur les féminicides. Autant de sujets suscitant une prise de conscience collective devant les dégâts massifs de ces dominations dans notre société.
Quelle forme prend votre spectacle ?
C.T. : Sur un plateau assez nu, on nous découvre autour d’une table de bistrot où nous rejouons notre rencontre. Un grand écran diffuse notamment des images de reportages. En fonction des scènes, les tables bougent pour représenter l’intérieur d’un appartement où Lorraine échange avec un témoin, une victime, voire un intervieweur sur un plateau télé. Le fil rouge reste cette plongée dans l’intime. Un journaliste ne se contente pas de rapporter des nouvelles horribles de manière neutre. Il est forcément touché par les contenus en jeu, et c’est la chose la plus forte dans cette performance.
Lorraine, un journaliste de presse écrite est rarement dans la lumière. Vous a-t-il fallu du courage pour monter sur scène ?
L.F. : Je ne suis pas hyper à l’aise avec l’oralité. Au fur et à mesure que la date de création se rapprochait, mes proches s’inquiétaient plus pour moi que je ne m’inquiétais moi-même. Ma fille me faisait remarquer que je n’avais pas révisé, trouvait que j’avais l’air de ne rien faire ! Mais j’ai assez vite senti que je pouvais faire confiance à Carole, qu’elle arriverait à prendre ce que j’avais à donner sans l’exploiter. Une relation très juste s’est mise en place donc je me suis laissé guider, et paradoxalement me suis rapidement sentie à l’aise.
Aucun stress, donc ?
Juste avant la première, il est venu lorsqu’une amie m’a dit par texto que la salle était pleine. Le spectacle commence par mon monologue de dix minutes, et j’ai vu quasiment tout de suite que la salle réagissait. Cela m’a fait un bien fou ! Quand on écrit des articles, on n’est pas directement confronté à son lectorat, même si on peut avoir des retours, mais il n’y a pas cette prise directe. Sentir que, pour une fois, des gens comprenaient les émotions que j’essayais de transmettre, m’a galvanisée. C’est assez jouissif. Nous avons joué le spectacle quatre fois, et une fois à la fin, des petits vieux sont venus nous voir les larmes aux yeux, complètement bouleversés, alors qu’on pouvait les imaginer assez éloignés de ces thématiques. En cela, c’est une expérience incroyable.