Xavier Canonne
Une histoire belge du surréalisme
Rendons à André Breton ce qui lui appartient. Oui, l’écrivain français a signé Le Manifeste du surréalisme, en 1924. Pour autant, au même moment, le mouvement prenait également racine en Belgique. Son théoricien est un poète qui, tout au long de sa vie, s’est moqué de la notion même d’oeuvre : Paul Nougé. À Bruxelles, Bozar choisit cet autoproclamé « ouvrier des lettres » comme fil conducteur d’une exposition retraçant 75 ans de surréalisme belge. Baptisée Histoire de ne pas rire, celle-ci rassemble 150 documents et quelque 260 créations signées René Magritte, Jane Graverol, Paul Delvaux, mais aussi Max Ernst ou Salvador Dalí. Xavier Canonne, commissaire de l’événement et spécialiste du sujet, remet les points sur les “i”.
D’abord, qu’est-ce que le surréalisme ? Pour moi c’est une attitude, un état d’esprit. Avant d’être un courant esthétique, c’est un mouvement philosophique, poétique et politique. Il a compté des poètes, des peintres, des photographes…
Comment définiriez-vous cet état d’esprit ? C’est ne pas se contenter de ce qu’André Breton appelait le “donné”. En envisageant le monde, non pas selon des angles économiques ou politiques, mais d’une façon plus poétique.
En quoi diffèrent les surréalistes belges et français ? Selon l’endroit où on se place, à Paris ou Bruxelles, la part de l’inconscient dans la création n’est pas la même. Paul Nougé, qui est la tête pensante du surréalisme en Belgique, a toujours refusé l’automatisme. Pour lui, toute action artistique doit être calculée, préméditée, car il s’agit de transformer le réel. Il compare même cela au terrorisme. C’est la grande différence avec le mouvement surréaliste en France. La peinture de Magritte traduit bien cette pensée. Elle est tout sauf spontanée, et répond à des questions concrètes, interrogeant notre relation au vocabulaire, aux objets… Toutefois il faut nuancer, car en Belgique on fait tout en double ! Ainsi le petit groupe du Hainaut, né 10 ans plus tard, en 1934, est plus proche de la vision automatique de Breton.
André Breton est français. Alors pourquoi dit-on de la Belgique que c’est le “pays du surréalisme” ? D’abord, et c’est ce que je vais tenter de démontrer dans cette exposition, la Belgique est premier ex-æquo avec la France dans la naissance de ce mouvement, car Le Manifeste du surréalisme est publié fin octobre 1924, et les premiers tracts de la revue Correspondance de Paul Nougé datent de novembre 1924. Maintenant, on définit la Belgique comme “le pays du surréalisme” mais c’est un dévoiement du langage. Ce terme est employé à tout bout de champ, pour désigner des situations absurdes ou incongrues. Depuis hier, j’ai entendu ce mot dix fois ! Mais on le vide de sa substance. D’ailleurs ce n’est pas le seul exemple, regardez le mot “romantisme”. À l’origine, il renvoie à Victor Hugo, la bataille d’Hernani… c’est un courant littéraire assez violent, passionné. Aujourd’hui, il est synonyme de mièvrerie, d’une attitude “gnangnan”.
Comment le surréalisme prend-il de l’ampleur en Belgique ? Grâce à Paul Nougé, donc… Oui, mais a-t-il pris de l’ampleur ou l’a-t-on redécouverte sur le tard ? C’est toute la question, qui se résume peut-être à une simple donnée géographique : Paris était à l’époque la capitale des arts et Bruxelles une petite ville de province, une « capitale d’opérette » pour citer Magritte. De plus, André Breton n’a pas du tout la même position que Paul Nougé. Le premier se consacre uniquement à son œuvre littéraire et à sa collection, le second exerce un autre travail. Il est biochimiste dans un laboratoire médical. C’est un homme de l’ombre, l’anti-artiste par excellence, qui fuit les journalistes. Sa première interview a lieu dans les années 1960. Il ne cherche pas à attirer les regards, et c’est Marcel Mariën qui publiera son œuvre, quasiment contre son avis.
Pourtant c’est le grand artisan du surréalisme en Belgique… Oui, pour autant il ne joue pas les chefs de file. Il se refuse moralement à endosser le premier rôle, au contraire d’André Breton. Mais Paris n’est pas Bruxelles…
Comment Magritte vient-il au surréalisme ? La découverte de l’œuvre de Giorgio De Chirico fut essentielle, l’amenant à comprendre que le peintre devait produire des choses qui n’existaient pas, plutôt que de s’intéresser à des questions esthétiques. Jusqu’au milieu de 1924, Magritte un peintre néo-futuriste, un moderniste. Son œuvre aurait sans doute été intéressante, mais aurait ressemblé à beaucoup d’autres. Ensuite, sa rencontre avec Paul Nougé, à peu près au même moment, s’avère tout aussi importante.
En quoi ? Parce qu’en formant un petit groupe surréaliste à Bruxelles, Nougé a d’emblée repéré la capacité de Magritte. Rappelons qu’au départ, entre 1924 et 1926, Magritte est le seul plasticien de la bande, les autres sont des poètes ou des écrivains. Il n’aurait pas émergé aussi vite sans Paul Nougé, qui a accompagné toutes ses métamorphoses.
Pourquoi avoir intitulé cette exposition Histoire de ne pas rire ? En premier lieu, parce que c’est le titre des premiers écrits de Paul Nougé, rassemblés et publiés par son ami Marcel Mariën en 1956. Et puis je voulais battre en brèche cette idée que le surréalisme belge serait de la rigolade, comme les pralines, les schtroumpfs ou les majorettes tant qu’on y est ! Bien sûr il y a de l’humour ici, mais il est grave, ce n’est pas de la plaisanterie ! Son but n’est pas seulement de faire rire, c’est aussi une arme. L’image choisie pour l’affiche de l’exposition n’est pas anodine. C’est Le Bain de Cristal, une gouache de Magritte datant de 1946. Cette girafe dans un verre a quelque chose d’absurde, mais aussi d’un peu triste…
Comment avez-vous conçu cette exposition ? Elle est à la fois chronologique et thématique. Elle s’ouvre sur la situation de l’art en Belgique en 1922, avec des tableaux futuristes, modernistes, à l’image des premiers travaux de Magritte. On voit ensuite apparaître Giorgio de Chirico, Paul Nougé. Le parcours fonctionne un peu par “noyaux”, montrant à la fois l’évolution de ce mouvement et les contacts avec le groupe français. On dévoile ainsi des oeuvres de Dalí, Man Ray, Miró… Car il y a, à partir de 1925, des va-et-vient constants entre Paris et Bruxelles, des irrigations, au moins jusque dans les années 1935-36.
Comment avez-vous choisi les oeuvres ? Elles offrent une vision assez complète de 75 années d’activité surréaliste. Il a donc fallu ménager un équilibre entre les époques et témoigner de la variété de ce courant. Le parcours n’est pas linéaire car on favorise un “entrechoc” d’oeuvres.
De quelle façon ? Il n’y a aucun tableau aux murs. Les oeuvres et les vitrines s’offrent au milieu des différents espaces. Les scénographes proposent des accrochages ressemblant à ceux des surréalistes, qui bouleversaient les codes muséaux. Les toiles sont parfois placées très bas ou très haut, tel un patchwork. Il y a un côté “intérieur chez soi”.
Sur quelles œuvres voudriez-vous attirer l’attention ? Certaines me touchent plus que d’autres pour des raisons très personnelles. C’est le cas du double portrait de Nougé par Magritte que j’ai découvert à 17 ans… J’aime aussi beaucoup Le Retour de flamme du même Magritte, qui parodie la couverture du Fantômas de Souvestre et Allain. Citons également les œuvres de Marcel Mariën, que j’ai longtemps fréquenté, les collages de Max Servais, un magnifique tableau de Dali, L’Enigme du désir… Tout témoigne de l’originalité et de la singularité de ce mouvement.
Le surréalisme est-il toujours bien vivant ? Des personnalités comme André Stas, qui nous a quittés en 2023, ont continué. On peut aussi mentionner Claude Galand, ici exposé, un dessinateur que la Belgique ignore. Pour autant, on ne retrouve pas une activité de groupe. Celle-ci a cessé avec le décès de Tom Gutt en 2002. C’est plutôt un état d’esprit qui se diffuse dans les créations. D’ailleurs, plus personne ne se réclame du surréalisme, ou alors c’est suspect. Ce n’est pas parce qu’on représente une femme nue sur un sol à carreau dans un décor de Rome antique qu’on est surréaliste ! Le mouvement perdure davantage dans l’attitude de certaines personnes vis-à-vis du monde, sans nécessairement créer. On peut être surréaliste sans rien faire !
Qu’est-ce que notre époque pourrait apprendre du surréalisme ? Il faut d’abord replacer ces artistes dans leur contexte. Ils avaient 25-30 ans à l’époque, et ont vécu deux guerres. Ils n’ont pas essayé de faire carrière, mais ont tenté de proposer autre chose. Cette volonté de ne pas marcher dans les combines des autres est primordiale. Cette jeunesse avait la capacité de refuser le monde tel qu’il était. Leurs productions étaient confidentielles à l’époque, mais ça ne les a pas empêchés d’œuvrer.
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