Don Giovanni
Enjeux de séduction
L’Opéra de Lille a pile 100 ans. Alors, quoi de mieux que « l’opéra des opéras », comme l’affirmait Wagner, pour ouvrir cette saison anniversaire ? La capitale des Flandres s’apprête à vibrer au rythme d’une musique éternelle, celle de Mozart et de son Don Giovanni, dramma giocoso (ou “drame joyeux”) parmi les plus célèbres, assurément le plus ambigu. Ce chef-d’oeuvre est dirigé par la cheffe d’orchestre Emmanuelle Haïm, et mis en scène par Guy Cassiers, qui en promet une relecture politique, résonnant plus que jamais avec notre époque.
Depuis sa création en octobre 1787, Don Giovanni a vu fleurir au fil des siècles les productions, les déclinaisons. Son protagoniste, Don Juan, incarnation du mythe du séducteur, fut tour à tour dépeint en anarchiste, en libertin, voire en romantique désabusé… « C’est un écran sur lequel chaque époque se projette », selon Guy Cassiers, qui met en scène ce chef-d’oeuvre. À l’ère de MeToo, s’attaquer à cette figure n’a donc rien d’anodin. « On ne peut pas montrer sur scène un personnage qui abuse des femmes sans se poser de questions », poursuit le Flamand, qui voit dans cette figure « le contemporain d’individus comme Harvey Weinstein ou Jeffrey Epstein ». Soit un homme riche et puissant qui manipule les foules pour parvenir à ses fins. L’histoire, pour rappel, est des plus explicites : Don Juan agresse Donna Anna, puis tue son père, le Commandeur. Loin de se repentir, il poursuit son entreprise de séduction, transgresse toutes les règles, berne son monde jusqu’à sa chute.
En écho
Pour autant, il ne s’agit pas de faire de cette oeuvre un manifeste féministe. La vision de Guy Cassiers est bien plus large. Il voit plutôt en Don Juan le symptôme d’un monde en déclin. Soit un individu « malade, incapable d’empathie », et dont les excès traduisent un comportement autodestructeur, dans une civilisation où les passions, les pulsions ont pris le pas sur la réflexion – et même la morale. « Don Giovanni évoque un sujet très actuel, celui de la séduction comme prise de pouvoir, qui peut être violente », souligne Caroline Sonrier, la directrice de l’opéra de Lille. Toute ressemblance avec notre époque, lardée de fake news et de populisme, ne serait donc pas fortuite…
Surconsommation
Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que Guy Cassiers s’attaque à une figure “borderline”, focalisant sur un homme moralement douteux pris dans l’engrenage d’une époque troublée. On se souvient de son adaptation des Bienveillantes de Jonathan Littell ou de son Caligula. Ce n’est pas non plus un hasard si l’Anversois dit s’être inspiré de La Grande Bouffe de Marco Ferreri – le film raconte le suicide collectif d’un groupe de bourgeois, s’empiffrant jusqu’à ce que mort s’ensuive. Sur le plateau, l’omniprésence de la viande et de la nourriture traduit l’appétit sexuel, le désir, la dévoration des femmes comme le capitalisme.
Écran large
Bien sûr, on sait aussi l’appétence du Guy Cassiers pour les écrans. L’artiste est passé maître dans l’art de marier théâtre et vidéo. Il imagine donc un dispositif coupant la scène en deux parties, avec en haut des images figurant l’aristocratie, une classe supérieure « bercée d’illusions », puis en bas le monde réel, plus « brut » : celui du petit peuple. Les deux se rejoindront lors d’une « danse macabre » orchestrée par Don Juan. Le sol laisse deviner des ruines, un espace « annonciateur du déclin, comme un abîme qui s’ouvre lentement ». Et qui à coup sûr devrait aussi nous emporter.
Diffusion en direct sur France Musique : 07.10