Jérémie Peltier
La société sur un plateau
Qui dit rentrée scolaire dit ? Retour à la cantine, pardi ! Synonyme de boucan et de découvertes culinaires, de premiers repas loin des parents et de transformation de cuillère en catapulte à petits pois, ce lieu est bien ancré dans nos rituels alimentaires et nos souvenirs. Et n’est pas si anodin, à bien y regarder. À l’heure du repli sur soi, cet endroit si cher à Carlos n’est-il pas aussi l’un des derniers temples du fameux “vivre-ensemble” ? Co-directeur général de la Fondation Jean-Jaurès, et auteur d’une étude très complète sur le sujet (“Le rôle des cantines dans la France de l’inflation et de l’isolement”), Jérémie Peltier partage son plateau-repas avec nous.
Pourquoi vous êtes-vous intéressé aux cantines ? D’abord parce que c’est un sujet qui concerne énormément de monde. En France, plus de 7 millions d’enfants et d’adolescents, de la maternelle au lycée, fréquentent la cantine au moins une fois par semaine. C’est donc une sorte de laboratoire grandeur nature de la société. Et puis, à une époque qui s’habitue à la livraison à domicile ou aux fast-foods, il s’agissait aussi de voir si la cantine était considérée comme un lieu obsolète ou d’avenir.
D’ailleurs, la première cantine scolaire du monde serait française, n’est-ce pas ? Oui, elle date de 1884. C’est le maire de Lannion, en Bretagne, qui l’avait mise en place afin de lutter contre la pauvreté dans sa commune. Ce qui en fait un sujet très intéressant : il ne s’agit pas seulement de se nourrir, mais aussi de combattre les inégalités. La cantine recouvre dès sa création un rôle très politique, de cohésion sociale. Aujourd’hui, elle reste l’un des rares endroits où l’on peut manger au moins une fois dans la journée un repas équilibré et à moindre coût. En France, le prix moyen d’un plateau se situe entre 3 et 6 euros.
Est-ce une donnée importante pour les usagers ? Oui, très importante. Nous avons rédigé cette note à un moment très particulier, quand l’inflation galopait. On constatait alors, dans un certain nombre d’enquêtes, que les gens commençaient à limiter le nombre de repas dans la journée. Et l’on observe que, malgré l’augmentation des prix, la cantine reste un filet de sécurité, un endroit protégé des soubresauts économiques. D’une façon générale, les collectivités ont été assez raisonnables au niveau des tarifs. Même si certaines ont été obligées de les augmenter, ils restent très bas.
Est-ce aussi un modèle de plus en plus prisé par les entreprises ? Il faudrait observer l’impact du télétravail au sein des sociétés offrant une restauration collective depuis des années, mais force est de constater que les salariés en bénéficiant en sont plutôt heureux. Parce que c’est un moment qui permet de discuter avec des collègues, de renforcer la cohésion d’une équipe… d’être ensemble, tout simplement.
Pourtant la pause du midi, selon votre étude, ne cesse de se raccourcir… C’est vrai. Je suis frappé par le peu de temps que les gens ont pour déjeuner, à l’école comme en entreprise d’ailleurs. En semaine, 92% des Français interrogés dans notre enquête disent accorder moins de 50 minutes à la pause méridienne, et même 36% moins de 30 minutes, alors que nous serions, soi-disant, les champions du monde du temps passé à table… En fait, on se rend compte que même ce moment n’est plus protégé par l’immédiateté, l’urgence inhérente à notre société. Cela rejoint les observations concernant le repas du soir. On vit dans un pays qui voit les minutes du dîner en famille grignotées chaque année, notamment par les écrans. Cet art de la table qu’on pensait si français a donc tendance à se déliter.
La cantine serait-elle aussi un moyen de faire revenir les salariés sur leur lieu de travail, après la généralisation du télétravail ? Oui, c’est un objet attractif pour les salariés – avant tout des grandes entreprises. C’est un bon argument économique et, par ailleurs, une façon de considérer les employés. D’autre part, dans une société où chacun est de plus en plus isolé, où la solitude est un mal prégnant, il y a une quête de ces lieux de cohésion. Je pense qu’à l’avenir il y aura une demande plus accrue d’espaces offrant de la sociabilité, et la cantine répond à cet enjeu.
Contrairement aux idées reçues, la cantine serait aussi le lieu de la découverte et du goût… Clairement, vous le voyez auprès des parents, dont 86% considèrent que la cantine permet l’éducation au goût de leurs enfants. Ils estiment que la cantine est un lieu merveilleux pour découvrir une diversité d’aliments. Et reconnaissent aussi qu’elle est capable d’offrir ce qu’ils n’ont pas forcément le temps de faire à la maison. En somme, ils délèguent un apprentissage culinaire.
Par contre, la qualité ne serait pas toujours au rendez-vous, en tout cas en ce qui concerne la restauration scolaire… Oui, la moitié des parents seulement indique que leurs enfants sont plutôt satisfaits de la qualité des repas. Il faut aussi reconnaître qu’on demande beaucoup à la cantine : assurer que tout le monde ait un repas équilibré, avec si possible une diversité de produits locaux, tout cela avec une rapidité d’exécution et un prix défiant toute concurrence. Mais cela reste en effet un axe d’amélioration.
D’ailleurs, observez-vous une évolution dans les assiettes par rapport aux demandes sur le bio et le local ? Oui, surtout dans une société qui élève en permanence ses exigences par rapport aux saveurs. Il y a une démocratisation du “bien manger” depuis une dizaine d’années. Les attentes des citoyens ont évolué, et l’enquête nous montre que les réponses à apporter passent notamment par plus de local. Il y a des évolutions législatives à ce sujet. Dans les assiettes de la cantine d’aujourd’hui, vous trouvez davantage de local, de bio et de plats végétariens.
Au-delà des questions économiques ou culinaires, la cantine recouvre aussi une dimension sociale, n’est-ce pas ? Bien sûr, dans une société qui a tendance à se recroqueviller, de plus en plus individualiste et où l’on cultive l’entre-soi, la cantine reste un lieu privilégié d’interaction et d’altérité. C’est même l’un des rares endroits où l’on fait encore communauté. Selon notre enquête, c’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles les parents envoient leurs enfants à la cantine : parce qu’elle permet aussi l’apprentissage de la vie en société, offrant des instants de brassage et de partage. D’ailleurs, c’est souvent ici que l’on prend son premier repas en dehors de la sphère familiale, donc un début d’émancipation. Au final, je ne sais pas si la cantine a le vent en poupe aujourd’hui, mais c’est un modèle robuste et qu’il faut défendre, car c’est un espace par essence humain. Selon moi, c’est un endroit que les pouvoirs publics doivent investir, car il crée de la cohésion.
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