Rankin
Remise au point
Ses photographies ont fait le tour du monde. De Kate Moss à Blondie, en passant par un David Bowie espiègle ou une reine d’Angleterre souriante comme une fillette, le portfolio de John Rankin Waddell, alias “Rankin”, regorge d’images qui ont nourri notre imaginaire. En 1991, le Britannique fondait avec son complice Jefferson Hack Dazed & Confused (aujourd’hui Dazed), un magazine mêlant mode, musique, cinéma et sujets sociétaux les plus brûlants. Devenu culte au fil des ans, notamment pour ses couvertures iconoclastes, ce titre a saisi comme aucun autre l’esprit des années britpop. À Knokke-Heist, une exposition remonte le fil de cette histoire éditoriale unique. Rencontre.
Comment êtes-vous devenu photographe ? Un peu par accident, j’ai eu beaucoup de chance. Je ne suis pas du tout issu d’un milieu artistique. Mes parents viennent de la classe ouvrière. Nous avons déménagé de Glasgow à Londres. Mon père a arrêté l’école très jeune mais s’en est bien sorti, me permettant d’aller dans une bonne université pour suivre des études de comptabilité. Une fois en résidence, je me suis retrouvé entouré d’étudiants en art et me suis intéressé, pour la première fois, à la culture. Ils ont encouragé ma créativité, alors je me suis saisi d’un appareil photo, et voilà !
Comment Dazed & Confused a-t-il vu le jour ? Après avoir abandonné la compta, j’ai étudié la photographie dans une école réputée. Je suis reparti de zéro. Le jour de la rentrée, on m’a donné un magazine et j’ai dit :” whaou ! Qui a édité ça ?”. La fille qui me l’avait tendu m’a répondu : “c’est nous !” Je voulais faire la même chose, et j’ai commencé à travailler avec eux. À 23 ans, j’ai rencontré Jefferson Hack, qui est devenu mon associé. On a alors développé notre propre magazine. On voulait qu’il ait du style, parle de culture, d’art, d’idées politiques… bref, sortir un truc avant-gardiste.
Pourquoi ce nom ? C’est le titre d’une chanson de Led Zeppelin, Dazed and Confused (ndlr : “étourdi et confus”), on se sentait comme ça, un peu perdus. On avait raté les années 1960 et le train du punk, mais on voulait poursuivre dans cette voie. On était aussi très influencés par Andy Warhol.
Quelle était l’idée principale de ce magazine ? Il était avant tout focalisé sur la culture de la jeunesse, très importante en Grande-Bretagne au début des années 1990. Elle a tout renversé ! C’était énorme, génial et grisant, car plein de gens s’impliquaient dans le domaine de l’art, la musique, la danse, la mode… On a commencé à se fréquenter, sortir ensemble en boîte de nuit. On était au bon endroit, au bon moment.
Comment définiriez-vous votre style ? J’ai toujours essayé de ne pas revendiquer un style particulier, mais plutôt une approche. Je crois au concept.
C’est-à-dire ? Pour mes travaux les plus anciens par exemple, c’était la “confrontation”. Beaucoup de mes portraits étaient pris avec un objectif grand angle et éclairés par un flash très dur. Mes modèles défiaient le public du regard. Il fallait que ce soit “punchy”. J’étais très naïf à cette époque, on avait tous moins de 25 ans, vivions dans l’instant…
Comment choisissez-vous vos modèles ? Qu’est-ce qui vous plaît chez eux ? Leur humanité. Au début, je ne comprenais pas pourquoi les mannequins regardaient l’objectif en souriant. Toutes les couvertures de magazine se ressemblaient, c’était ridicule ! Moi, j’ai toujours choisi mes modèles pour leur personnalité ou parce que j’aimais leur travail, mais je les descendais de leur piédestal, pour les rendre humains.
S’agissait-il aussi d’évoquer des enjeux de société ? Par exemple, vous avez mis en avant des personnes de la communauté LGBT avant tout le monde… Carrément ! Et ce n’était pas pour la frime, mais une question de justice sociale. C’était vraiment important pour nous et ça l’est toujours. Ma famille m’a toujours encouragé à me poser des questions et m’ouvrir à la différence. L’industrie de la mode est incroyablement séductrice, j’utilise ce pouvoir pour aborder des sujets profonds, de manière totalement décomplexée.
Comment travaillez-vous ? Laissez-vous une certaine liberté aux modèles ? Ce n’est pas une question de liberté, plutôt de collaboration. Même si je suis directif pendant les shootings, il s’agit de créer ensemble… Selon moi, il y a une grande différence entre “prendre” une photo et “faire” une photo. On pense que cet art s’est démocratisé avec les smartphones. Mais moi, je fabrique vraiment quelque chose !
À quoi ressemblait cette collaboration avec les stars de la pop à l’époque ? Il y a vraiment eu un âge d’or entre le milieu et la fin des années 1990, car il y avait tellement de fric dans l’industrie de la musique, des milliards ! C’était facile de réaliser des trucs fous. Le rapport de force était aussi différent entre les maisons de disques et les artistes. Vous pouviez travailler directement avec le groupe, et la musique était vraiment au cœur de Dazed & Confused. Mais c’est fini maintenant, l’argent a quitté le navire. Ouais, c’était vraiment une période dorée…
Qu’aviez-vous demandé à David Bowie lorsqu’il a posé pour vous ? De me montrer ses dents, parce qu’il en avait de nouvelles ! Oh, il était absolument extraordinaire. Il m’a aidé à comprendre qu’être célèbre ne signifiait pas devoir être cool, mais enthousiaste. Il était un peu comme Tigrou, dans Winny l’ourson.
Pouvez-vous commenter cette photographie de Björk : ses cheveux cachent son visage, on la reconnaît à peine… Oui, c’était un instant suspendu. Je suis parti à New York tout seul pour la rencontrer. J’ai dû me débrouiller. À un moment nous étions dans la rue et, à cause du vent, ses cheveux balayaient son visage. La plupart des gens l’auraient recoiffée, mais j’ai suivi mon instinct, et fait la photo à ce moment-là, et je savais qu’elle était très bonne. Cette image a d’ailleurs fait la couverture de notre magazine. De plus ce numéro était spécial, car dirigé par Paul Smith. C’est lui qui a choisi de mettre cette image en couverture.
Il y a aussi beaucoup d’humour dans vos images, n’est-ce pas ? Complètement. Pour être honnête, c’est même une arme qui me permet de m’en tirer chaque jour ! Lorsque vous travaillez dans cette milieu, si vous prenez les choses trop au sérieux, c’est foutu. Cette industrie peut être très superficielle, surtout à cette époque. Tout était question d “élite”: de la mode, du style, du luxe… De notre côté, nous étions comme des gamins invités à une fête. Tous ces excès n’ont jamais eu beaucoup de sens pour moi. Je prenais ça en riant.
Vous êtes aussi connu pour votre travail sur le nu. Qu’est-ce qui vous intéresse ici ? Je suis toujours surpris quand les gens me présentent comme un photographe de mode. Car je ne comprends rien aux fringues ! C’est pour ça que je suis passé au nu. C’est comme de la photo de mode, mais sans vêtements. Et puis le cul c’est joli, et en même temps un peu rigolo !
Justement, pourriez-vous nous parler de ce nu de Kate Moss ? Elle jouait la figure de la “girl next door”. Elle suscitait à l’époque beaucoup de désir. C’est marrant, car moi je n’ai jamais fantasmé sur elle, mais Kate est juste géniale à photographier. C’est une icône, elle est comme une sculpture, dans sa façon de poser, de rire… Au final la mode c’est aussi ça : créer une bonne image avec une paire de seins !
Que pourra-t-on découvrir lors de votre exposition, à Knokke-Heist ? Elle présente des créations datant de 1991 à 2016, mais c’est vraiment les dix premières années qui sont importantes. Ces photos montrent le Londres des années 1990, alors une ville centrale du point de vue de la créativité. Elles révèlent mes premiers pas, comme on découvrirait les deux premiers albums d’un groupe de musique, tout en restituant l’ambiance de cette époque. C’est aussi le dernier moment, dans l’histoire, avant Internet. Tout était analogique, et les gens étaient un peu plus libres… Cette exposition réveille une partie de ma vie. C’est assez étourdissant.
Que ressentez-vous face à cette rétrospective ? Avant de la monter, Jefferson et moi avions résisté à la tentation de regarder en arrière pendant très longtemps, car nous sommes toujours tournés vers l’avenir. Mais après 30 ans de carrière, vous êtes obligé de le faire, pour écrire votre histoire, sinon quelqu’un d’autre le fera à votre place.
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