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Crise électrique

TECHNO PARADE 20ANS 2019 © JACOB KRIST

Tommy Vaudecrane est le co-fondateur de Technopol, une association de promotion des musiques électroniques, organisant notamment la Techno Parade. En cette période de crise sanitaire, il est en première ligne pour tenter de secourir un milieu durement frappé. Quels en seront les conséquences ? Quand les clubs pourront-ils rouvrir leurs portes ? Comment les artistes retrouveront leurs platines ? Éléments de réponse.

Qu’est-ce que Technopol ? Une association créée en 1996, à Lyon, qui a pour but la défense, la reconnaissance et la promotion des musiques électroniques en France. Elle est née à un moment de forte répression contre nos esthétiques et formes de diffusion. C’était l’époque de la circulaire Pasqua, dictant aux préfectures d’interdire par tous moyens les soirées payantes ou free-parties, via des arrêtés ou interventions policières violentes…

Quand avez-vous été entendus ? En 1998, les musiques électroniques furent enfin considérées comme une culture à part entière et intégrées dans la famille des musiques actuelles, ouvrant donc la possibilité à ses acteurs de disposer de toutes les aides ou accompagnements du ministère. Pour fêter ça, nous avons créé la Techno Parade, sous l’impulsion de Jack Lang. Mais ça n’a pas été simple tout de suite. Il a fallu encore une bonne dizaine d’années avant que nous soyons traités à peu près de la même manière que les autres courants. Les DJ furent reconnus comme des artistes en 2013, soit avant les Allemands qui ont eux attendu 2020. Nous ne sommes donc pas toujours en retard (rires).

Malgré cela, rencontrez-vous toujours des discriminations ? Oui, nous avons par exemple intenté un procès contre Avignon dans les années 2000, car la ville avait explicitement écrit qu’elle ne voulait pas accueillir d’événements de musique électronique. Nous avons gagné, et cela a fait jurisprudence. Aujourd’hui, la France est d’ailleurs l’un des pays comptant le plus d’artistes et de festivals. Nous brillons aussi à l’internationale avec la French Touch, Laurent Garnier, David Guetta et dans toutes les esthétiques : EDM, hardcore, transe, techno…

Qu’en est-il aujourd’hui ? Depuis une dizaine d’années, les relations se sont pacifiées avec les institutions et de plus en plus de villes et de régions sont ravies d’accueillir des festivals … même si les free-parties sont toujours mal considérées et qu’on place en détention provisoire des gamins de 20 ans pour suspicion de participation, comme on l’a vu en Bretagne cet hiver. C’est scandaleux. Notre mission reste donc encore d’actualité, hélas.

Combien d’acteurs culturels représentez-vous ? Nous avons plus de 200 adhérents. Il y a en France une quarantaine de clubs electro, comme le Magazine Club à Lille ou le Warehouse à Nantes. Ces lieux diffusent du spectacle vivant, embauchent des artistes et assurent une vraie programmation artistique, à l’inverse d’une discothèque. Il y a aussi une bonne centaine de festivals plus ou moins importants en France et une dizaine de milliers d’artistes ou DJ. Les techniciens et labels sont de plus en plus professionnalisés.

Et du côté des free-parties ? La France est le pays dénombrant le plus de teknivals, rassemblant parfois jusqu’à 120 000 personnes. C’est la nation où la musique alternative a eu le plus d’influence sur notre écosystème. J’insiste sur ce point car nous ne segmentons pas les pratiques. Nous partageons des valeurs communes se diffusant de différentes façons : dans des clubs, festivals, free-parties, warehouses… Notre scène est donc très riche et protéiforme. Depuis les années 1950 et le compositeur Pierre Schaeffer, nous sommes ainsi des pionniers dans ce domaine.

En chiffres, quel est l’impact de la crise ? Clairement, tous les clubs français sont menacés de fermeture. Si on ne peut envisager une forme de réouverture d’ici cet été, même en extérieur, beaucoup voire même la totalité de ces acteurs, y compris les festivals, pourraient mettre la clé sous la porte. Notre secteur souffre d’une trop grande fragilité financière, il n’y a pas de très grosses machines internationales. Aujourd’hui ces événements fonctionnent sur leurs fonds propres, sont très peu subventionnés.

TECHNOPOL Randy / (c) Technopol

TECHNOPOL Randy / (c) Technopol

L’Etat n’a-t-il pas soutenu le secteur ? Si, grâce au chômage partiel, aux aides du Centre national de la musique… mais ça ne suffit pas pour relancer une activité, c’est une perfusion. Être payé à ne rien faire, c’est terrible pour un artiste ou un patron de club. On vit pour la culture, et aujourd’hui nous en sommes privés.

Quelles conséquences cette crise pourrait-elle avoir sur le plan de la créativité ? C’est très dur psychologiquement. Certains artistes ont pu produire des sons, mais beaucoup n’ont pu s’y mettre car plongés dans une situation d’isolement total, pas franchement propice à la création. L’absence de contacts avec le public est aussi délétère, car l’electro est une affaire sensorielle, de communion. Certains ont aussi dû trouver un autre métier pour survivre… Nous risquons d’en perdre pas mal si les choses ne s’améliorent pas.

L’aide de l’Etat est-elle suffisante ? A partir du moment où les acteurs sont professionnalisés et répondent à certains critères, elles sont accompagnées. Hélas, un trop grand nombre vont rester sur le carreau car elles ne sont pas assez structurées. Ces aides ne sont pas toujours adaptées à l’ensemble de notre écosystème culturel. Nous avons par exemple dû batailler pour faire réviser certains critères d’éligibilité, vérifier que les festivals allaient bien tous être indemnisés.

Avez-vous le sentiment d’être entendu par le gouvernement ? Oui, en tout cas plus qu’avant. Nous avons été reçus plusieurs fois par le ministère de la Culture. Les musiques électroniques pèsent tout de même 40 % de la musique française exportée, donc il faut nous reconnaître à la hauteur de notre importance.

Quelles sont vos propositions ? Nous avons élaboré un livre blanc contenant 70 idées pour reprendre une activité plus durable dans le cadre de “penser demain”, événement mélangeant géographes, universitaires, artistes, organisateurs… Dans l’immédiat, nous souhaitons l’établissement de protocoles clairs pour rouvrir rapidement, en extérieur.

Concrètement, comment ? Nous avons imaginé le concept de “zones d’urgence temporaires de la fête”. Nous identifions actuellement sur tous le territoire français des espaces extérieurs appartenant aux collectivités locales et qui accueilleraient tous types de manifestations culturelles. Ce sont des zones dans lesquelles on appliquerait des protocoles sanitaires clairs. Par exemple, le Magazine Club pourrait organiser des événements “hors les murs” dans ces ZUT le temps qu’il puisse rouvrir. Ça ne sera certes pas un retour d’activité à plein régime, mais une reprise qui durerait un, deux ou trois ans. Les artistes, établissements ou techniciens pourraient ainsi se remettre au boulot, payer quelques dettes. Nous souhaitons aussi privilégier les circuits courts artistiques.

C’est-à-dire ? Plutôt que d’inviter des têtes d’affiches internationales payées 10 000 euros pour jouer deux heures, il s’agirait de privilégier les jeunes artistes de notre département, de notre ville. Nous souhaiterions imposer 90 à 95 % de programmation locale, c’est indispensable. Tout cela favoriserait aussi une vision plus écologique, épargnant notre impact carbone (via les transports par les avions, par exemple). Nous visons par la même occasion une plus grande parité, intégrant plus encore les minorités sexuelles ou ethniques, reconstruisant ainsi tout un secteur sur des bases plus équitables.

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Propos recueillis par Julien Damien // Photo : JACOB KRIST
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