Jeanne Thil
Les couleurs du lointain
C’est une figure majeure de la peinture orientaliste. Durant l’entre-deux-guerres, Jeanne Thil (1887-1968) rencontra un vif succès en France avec des toiles célébrant l’imaginaire exotique de l’empire colonial. Mais depuis, la native de Calais fut largement oubliée. Pas une exposition ne lui fut consacrée depuis sa disparation. Répartie en six sections, cette rétrospective retrace ses voyages de part et d’autre de la Méditerranée, et son témoignage d’un ailleurs alors inconnu, mais fantasmé.
Avant d’être cette artiste bien connue des Calaisiens, Jeanne Thil fut une pionnière. « Il faut rappeler la vie des femmes à son époque, qui n’avaient pas le droit de vote ni de compte en banque, resitue son petit neveu, François Olland. Elle dut lutter pour se réaliser ». Née en 1887 dans la cité portuaire du nord de la France, au sein d’une famille modeste, elle appartient à la première génération de femmes admises à l’école des beaux-Arts de Paris. Elle se fit d’abord connaître avec des tableaux ou décors d’inspirations historiques. On lui doit par exemple Le Dévouement des Bourgeois de Calais, ornant toujours la salle du conseil municipal de l’hôtel de ville, ou encore un panneau monumental sur les murs de Sciences Po Lille. A bien y regarder, ces grandes fresques révèlent déjà son appétence pour les couleurs chaudes, éclatantes. C’est d’autant plus prégnant dans sa représentation du port de Nice où son militaire de père avait ensuite posé bagages. « Voici l’un des premiers témoignages de son attrait pour le bassin méditerranéen, cette lumière du sud qui envahira sa palette », observe Sarah Ligner, la commissaire de cette exposition.
Voyage voyage
Suivant les conseils de son maître, Ferdinand Humbert, Jeanne Thil entreprend un premier voyage en Espagne en 1917. Puis ce sera l’Italie, la Grèce, la Corse, le Maghreb et, surtout, la Tunisie. « Ces régions ont façonné son travail, notamment l’exaltation du bleu ». Concrètement, l’artiste trace des croquis sur le vif, avant d’achever le tableau dans son atelier parisien. Charmeurs de serpents, souks, caravanes de chameaux… elle saisit essentiellement des paysages ou des scènes pittoresques. Citons l’onirisme de L’Oasis des Gabès, où l’on peut presque ressentir la fraîcheur du lieu grâce à un savant jeux de tonalités. Si elle exécuta peu de portraits, ses compositions demeurent peuplées d’animaux et de silhouettes humaines.
« Les sujets sont souvent montrés sous leur jour le plus attrayant ». Voire archétypal. La Calaisienne ne se soucie guère du réalisme de ses créations, et n’hésite pas à réemployer des motifs ou des personnages d’un tableau à l’autre, telle cette femme drapée tenant une jarre sur la tête. Son art est d’autant plus salué qu’il illustre l’expansion du tourisme naissant dans l’empire colonial français, et nourrit l’imaginaire exotique fantasmé par les métropolitains. « Ses oeuvres sont un appel vers ce lointain inconnu, elles attirent le regard et donnent envie de s’y projeter, c’est leur principal but », soutient François Olland.
Droit de regard
Jeanne Thil a pu vivre sa passion grâce à son emploi de professeure de dessin, mais aussi de nombreuses commandes publiques ou de compagnies maritimes pour lesquelles elle réalise des affiches publicitaires. Elle décora, aussi, l’intérieur de paquebots – dont le célèbre France. On pourra toujours reprocher à cette production une certaine naïveté, et même la défense aveugle d’une propagande colonialiste dont on sait désormais les zones d’ombre – point de scènes de misère ou de soulèvements ici, comme chez Gustave Guillaumet par exemple. Ces toiles furent ainsi passées de mode une fois la décolonisation entamée, dans les années 1950. Les redécouvrir aujourd’hui – sans les juger facilement a posteriori – relève d’une nécessité. Elles témoignent, sans tabous, du regard européen porté sur l’autre et l’ailleurs au début du XXe siècle, et surtout d’une peintre talentueuse.