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Légendes urbaines

Photo : Magda Danysz / Vhils © Celine Barrère

C’est l’une des expositions les plus attendues de ce printemps. La Condition Publique, à Roubaix, accueille une grande rétrospective consacrée au street art, Street Generation(s). Sa commissaire n’est autre que Magda Danysz, grande spécialiste du genre en France, et auteure d’une anthologie sur le sujet. Quelle est son histoire ? Sa spécificité? Ses grandes figures ? La galeriste parisienne décrypte pour nous un mouvement désormais quadragénaire.

Où et quand ce mouvement est-il né ? à Philadelphie, à la fin des années 1960. L’Histoire s’écrivant avec ceux qui parlent le plus fort, on ne retient que certains noms. Cornbread clame ainsi qu’il est le premier tagueur. Il inscrivait son nom un peu partout, au départ pour impressionner une fille. Certains ont pris cela pour un jeu et c’est devenu viral ! Mais cette première manifestation est vite retombée, morte dans l’oeuf.

Pourquoi ? Parce que le réseau des transports en commun n’était pas assez développé à Philadelphie. Or il stimule l’émulation, indispensable dans ce domaine. On aurait pu en rester là, mais le mouvement est réapparu au tournant des années 1970, pas très loin, à New York. Notamment grâce à un coursier nommé Taki. Son métier lui permettant de sortir régulièrement de son quartier (Washington Heights), il en profita pour recouvrir toute la ville de sa signature, asticotant les jeunes des autres cités. Le métro ici incontournable, prend toute son importance car les jeunes s’envoyaient des messages par rames interposées, du Bronx à Harlem. En un an, celles-ci furent recouvertes du sol au plafond !

Les premières manifestations du street art se résument-elles à des signatures ? Oui, le pseudo de l’auteur et, accolé, le numéro de sa rue. En l’occurrence 183 pour Taki. Il y avait très peu de couleurs. Les bombes aérosols, à l’époque, étaient rudimentaires.

Peut-on parler d’art à ce moment-là ? Non, plutôt d’écriture, on parle de “writing”, pas de tag ni de graffiti. Notons d’ailleurs que tous les protagonistes détestent le terme “street art”. Celui-ci est apparu en 2007 et a été inventé par les maisons de ventes aux enchères, qui devaient bien mettre quelque chose sur leur catalogue !

Dondi White - Pre Altered States, Spray Paint on canvas, 180x185cm, 1984 - collection Henk Pijnenburg

Dondi White – Pre Altered States, Spray Paint on canvas, 180x185cm, 1984 – collection Henk Pijnenburg

Quand commence-t-on à s’éloigner de la “simple” écriture ? Entre 1971 et 1972, certains regrettent que devant un tel empilement, on ne distingue plus leur signature. Un type, Stay High, décide alors d’appliquer un fond de couleur sous son blaze, pour se démarquer. C’est la première évolution. Il est aussi l’un des premiers à ajouter des ornements : une main tenant une cigarette fumante, et crée même un personnage : la silhouette de la série Le Saint. Les choses s’enchaînent ensuite à toute vitesse. On va toujours plus loin et plus haut ! En 1972, sous l’impulsion de Phase 2, les lettres deviennent des contours que l’on remplit : c’est l’apparition du lettrage.

Le graffiti succède-t-il au tag à ce moment-là ? Exactement ! Mais ces mots sont apparus 10 ans plus tard. Le terme employé était alors “style writing” : on passe de l’écriture au style. La dimension artistique apparaît à cet instant, avec l’arrivée du graff.

Qui sont les pères fondateurs ? Ils sont nés entre 1955 et 1958. Citons Seen, «the godfather of graffiti ». Il a inventé des formes d’écriture avec lesquelles les jeunes se font encore la main. Il y a aussi Quik qui, très tôt, délivraient des messages. Il dénonce la situation des noirs dans une Amérique profondément ségrégationniste. Il a ainsi reproduit Hitler à côté d’un membre du Ku Klux Klan sur tout un wagon, assimilant l’Amérique au nazisme ! Il était aussi anti-pub. Celle imposée dans le métro, véhiculant l’image d’une Amérique blanche avec femme au foyer et ce consumérisme à la sauce des années 1950…

Quels en sont les codes ? Ils se résument ainsi : ” first you have to learn your ABC, and then find your style”. On apprend d’abord son lettrage, avant de trouver son style et dépasser le voisin ou son maître. De même que les peintres classiques apprenaient à mélanger les couleurs, réaliser des fonds… c’est d’abord beaucoup de technique. Celui qui copie les autres est considéré comme un “toy”. Il y a des règles strictes depuis le début, c’est très codé. On est loin de l’anarchie, du vandalisme auxquels certains essaient de réduire ce mouvement.

Quik - 1980s - courtesy of the artist and Magda Danysz

Quik – 1980s – courtesy of the artist and Magda
Danysz

Quand le mouvement est-il sorti de New York pour inonder la planète ? On le date très précisément : 1983. En été, car la population se passionnant pour ce mouvement est jeune, scolarisée. Ceux qui parvenaient à se payer le voyage pour New York se sont pris une claque. Ce fut le cas pour Bando ou Jef Aerosol, alors étudiant en art. L’arrivée de Futura en Europe a aussi été déterminante. Il fut invité sur la tournée des Clash en France, pour concevoir le fond de scène – une pièce visible à la Condition Publique. Cela a été une révolution visuelle pour beaucoup. Mogador, 1981, reste une date marquante.

Quand est-il entré dans les musées ? Dès le début des années 1980, il y eut de grandes expositions comme New-York, New Wave, rassemblant les fondateurs tels Quik, Futura… et de grands noms de l’art contemporain. Des gens comme Keith Haring les suivaient dans la rue et puis des people, comme Madonna, collectionnaient leurs œuvres… Un artiste comme Crash, qui réalise un mur pour la Condition Publique à l’occasion de cette expo, fut hyper-important, car invité très tôt dans les galeries et musées.

Le street art nourrit-il un lien privilégié avec le hip-hop ? C’est une image d’Epinal, renvoyant à un moment précis : à la fin des années 1970, le graffiti a été théorisé par Afrika Bambaataa comme le quatrième pilier du hip-hop. Pour autant, dans les années 1960, le hip-hop n’existait pas, les tagueurs ont indifféremment écouté du rock, du punk et du rap.

On note aussi une culture du secret, de l’anonymat… Oui, elle est liée à la transgression. Le tag et le graff sont très réprimandés, les peines encourues lourdes. à Los Angeles, si vous portez des bombes de peinture dans votre sac, vous êtes déjà en infraction. Dans les années 1990, certains artistes comme Space Invader et plus tard Banksy, théorisent l’anonymat. Ils posent une question : « qu’est-ce qui compte ? Le nom ou le message ? ». Banksy dit : « je n’importe pas », dénonçant la mainmise de la signature, de la marque.

Jef Aerosol - Chuuuttt!!!, 2011 - courtesy galerie Magda Danysz

Jef Aerosol – Chuuuttt!!!, 2011 – courtesy galerie Magda Danysz

L’avènement du message dans les années 1990 constitue-t-il une deuxième évolution ? Oui, pour moi le symbole de ce virage reste Obey, avec ce célèbre visage appelant à la “désobéissance visuelle”. Au début, les autres graffeurs l’insultaient, il est plutôt issu de la culture du skate. Mais, il s’est rapidement imposé en recouvrant les espaces publicitaires d’immenses affiches. En cela, il est complètement en phase avec Quik. On note l’apparition du message, donc, mais aussi de nouvelles formes.

Comment ? A cause du contexte répressif. En étant pourchassés, les artistes privilégient certaines pratiques. Le pochoir notamment permet de gagner en rapidité et réduit les risques d’interpellation. D’un autre côté, le collage est moins réprimandé car il cause desdégâts moindres dans l’espace public. Finalement cette répression pousse les artistes à se surpasser.

Banksy reste le plus célèbre… Oui, sa démarche est intéressante car il replace le pochoir sur le devant de la scène. D’ailleurs on peut pousser un cocorico car cette technique est française. Elle est née lors de mai 68, initiée par les profs des beaux-arts qui incitaient leurs élèves à couvrir les rues de messages. Banksy a remis à l’ordre du jour de veilles pratiques, donné un coup de projecteur à des artistes comme Jef Aerosol et participé à la reconnaissance du mouvement.

Qu’en est-il des pratiques actuelles ? L’invention est permanente. à l’image du Portugais Vhils, âgé de 30 ans, qui s’attaque directement au support. Il travaille les murs au marteau- piqueur pour les “faire parler”, ou grave dans des “croûtes”, des accumulations d’affiches pour révéler des visages. C’est drôle car à l’origine le terme graffiti signifie : « inciser le mur »…

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A lire : Anthologie du street art, Magda Danysz (éditions Alternatives, chez Gallimard), 288 p., 30 €, www.editionsalternatives.com

Propos recueillis par Julien Damien
Informations
Roubaix, La Condition Publique

Site internet : http://www.laconditionpublique.com/

mercredi > dimanche, 14h > 18h

31.03.2017>18.06.2017mer > dim : 13 h > 19 h, 5 / 3 € / gratuit (-18 ans)
New York Graffiti, 1980s - photo Stephane Bisseuil courtesy Magda Danysz

New York Graffiti, 1980s – photo Stephane Bisseuil courtesy Magda Danysz

> Graffiti new-yorkais (années 1980) Photographe français passionné de street art, Stéphane Bisseuil a largement documenté le graffiti des années 1980-90. « Avec ce cliché, on touche du doigt la densité de couleurs et l’énergie qui faisaient vibrer New York à l’époque, commente Magda Danysz. On se rend compte à quel point le graff était
omniprésent ! »


 

JonOne - Keeping them ats a distance jabs, 2013

JonOne – Keeping them ats a distance jabs, 2013

JonOne (2013) Né à Harlem au début des années 1960, JonOne a commencé en “bombant” son quartier ou le métro. Installé à Paris depuis 1987, il s’illustre dans un style reconnaissable au premier coup d’oeil, comme en témoigne cette acrylique sur bois. Au-delà de son remarquable travail sur la couleur, « il se distingue par une signature rappelant l’écriture automatique. Son nom est toujours là, sous-jacent. Il revisite la logique du tag et parvient à conserver l’énergie originelle pour la sublimer en une oeuvre abstraite »

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