Mathieu Amalric
Tournez Ménages
d’après le roman d’Éric Reinhardt / adaptation et MeS Stéphanie Cléau / avec Mathieu Amalric et Anne-Laure TonduFascinée par les mécanismes de reproduction sociale décrits par le romancier Eric Reinhardt dans Le Moral des ménages, Stéphanie Cléau en a fait un objet scénique. Pour interpréter le rôle d’un fils qui ne veut surtout pas ressembler à son père, elle a fait appel à Mathieu Amalric – qui est aussi son compagnon à la ville. Rendez-vous avec un acteur qui joue au chanteur célèbre mais se prend (faussement) les pieds dans le micro.
Pourquoi ce texte d’Eric Reinhardt ?
C’est avant tout le choix de Stéphanie. C’est elle qui l’a adapté et mis en scène. C’est le fruit d’un cheminement intérieur qui lui appartient entièrement. Moi, je suis un simple acteur. D’ailleurs au début je n’étais pas à l’affiche, pour éviter tout mélange des genres.
Vous ne savez donc rien des raisons qui ont présidé à ce choix ?
Je devine qu’il y a des raisons intimes, en rapport avec son enfance. Des parents qui vous déconseillent de faire certaines choses dans la vie. Un état d’esprit qui se transmet de génération en génération. La peur de tout. Comment se sort-on de ça ? A fortiori dans les classes moyennes ?
Jusqu’à quel point retrouve-t-on le texte de Reinhardt ?
Ce ne sont que des mots tirés du livre. On retrouve une folie verbale de l’ordre de la logorrhée maladive. Assez pitoyable et bouleversante en même temps. Le double mouvement d’un homme.
Comment le traduire sur scène ?
Stéphanie cherche à placer le spectateur dans une situation assez inconfortable. On ne doit pas s’identifier au personnage principal. La mise en scène est extrêmement précise, rythmée. C’est aussi très musical.
Et vous, en tant qu’acteur ?
J’ai essayé de ne pas manifester d’empathie, laissant aussi planer le doute sur ce que ce type dit. La vie d’un être est quand même complexe : il n’y a pas les victimes et les bourreaux.
D’accord, mais il est misogyne, un peu lâche, il trompe sa femme qui le fait vivre…
C’est ce que sa fille dit. Peut-être que ce n’est pas vrai. On parle souvent de ses parents comme ça. En reproduisant ce schéma d’une génération à l’autre. C’est terrifiant, mais on ne se sort jamais du roman familial. On aime penser qu’on a survécu à ses parents. En parlant de ses malheurs, en exagérant. Et on finit par y croire.
Nous n’avons donc pas affaire à un paumé…
Non, on pointe ce besoin qu’on à tous d’être perçus comme des héros. Voilà pourquoi Carsen débarque sur scène avec une musique de type mexicaine signée Morricone, en costume velours bleu pâle, avec une clope. Il se prend pour Bashung ou Gainsbourg. Et entre nous, Stéphanie sait très bien que j’ai toujours voulu être chanteur de rock, elle me fait ce petit cadeau. Un truc d’amoureux si vous voulez (rires).
Le texte de Reinhardt n’est pas dénué d’humour, comment composez-vous avec cela ?
J’essaye de ne pas commenter. D’être droit. Mon personnage dit des choses énormes sans même s’en rendre compte. Et je vois bien que les gens rient. Il ne faut donc pas en rajouter et balancer sérieusement des répliques adressées à sa femme du genre : « Juliette, tu es la seule qui a su voir, à une époque où j’étais encore enfoui sous les décombres d’une éducation complexante, l’homme merveilleux que j’allais devenir ». Là les gens se disent : « mais il est fou ce type ». Et là ça devient intéressant.
Comment adoptez-vous la bonne distance ?
En apprenant mon texte. C’est parce que vous le répétez, que vous essayez des trucs que quelque chose advient. Il faut connaitre son texte de la manière la plus neutre possible pour que chaque soir il vous emmène dans des endroits imprévus, joyeux ou terriblement noirs. Bref, je fais comme si ce n’était pas écrit alors que tout l’est à la virgule près.
Accepter sa condition ou y résister aboutirait au même résultat. Le fond de cette pièce n’est-il pas tragique ?
On pose une question plus trouble : « qui est-on vraiment ? ». Se mentir à soi-même est la chose la plus répandue, la plus facile et souvent on ne s’en rend pas compte. Dans le cas de Carsen, le schéma familial se répète. Et c’est d’autant plus cruel qu’il s’est construit contre ses parents. Il finit comme son père, ratatiné. Surtout lorsqu’il entend sa fille lui dire : « Heureusement que j’avais mes grands-parents qui m’ont appris des choses concrètes et pas tes splendeurs de l’automne ».
Cette pratique théâtrale, cette tournée, l’avez-vous déjà vécue à titre personnel ?
Oui mais de façon plus légère. Par exemple, très jeune, je faisais la lumière sur un Roméo et Juliette. Au départ, on avait besoin d’un mec qui avait le permis pour conduire un 22 m3 et puis on m’a dit : « ben tu feras la lumière aussi ». On tournait dans des ruines, le spectacle avait lieu à Cordes, à Perpignan. Sinon, je découvre le théâtre… ce n’est pas ma maison. Je suis plutôt réalisateur, technicien. C’est Desplechin qui m’a inventé comme acteur de cinéma. Le théâtre reste un endroit dangereux pour moi.
Et qu’attendez-vous de cette pièce ?
Que cela me sorte de mes propres films. Mais à chaque fois que je joue, il faut que ce soit irrésistible comme avec Desplechin, Larrieu, Polanski ou Wes Anderson. Je suis attiré par la proposition de Stéphanie, et toutes celles qui vous emmènent dans des zones étranges. C’est assez délicieux d’être érotisé par sa propre compagne. Après de nombreuses années, le couple reste tout de même l’aventure la plus difficile. Qu’elle ait envie que j’en fasse partie me bouleverse.
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A lire / Le Moral des Ménages (2003), Eric Reinhardt, éd. Stock
A voir / Le Moral des Ménages, 02 & 03.10, Valenciennes, Le Phénix, 20h, 22/20/17/13€, www.lephenix.fr