Doel
La traversée du désert
Récemment, les problèmes techniques d’une centrale nucléaire replaçaient Doel au coeur de l’actualité. Doel ? Un village situé à 30 kilomètres d’Anvers et dont l’avenir est en sursis… depuis quarante ans. Voué à être rayé de la carte suite au projet d’extension du Port d’Anvers, la plupart des villageois sont partis au début du nouveau millénaire. Alors, depuis quinze ans, il est devenu le terrain de jeu des artistes qui ont recouvert de graffitis des rues entières. Dans ce décor ahurissant, vit encore une poignée d’irréductibles qui, coûte que coûte, ne souhaitent pas quitter leurs logements. Explications.
Portes des bâtiments condamnées, portiques de garages déglingués, enseignes des commerces rongées par la rouille… Seul le souffle du vent semble animer les vestiges de ce petit village flamand. On erre ici pas forcément à l’aise car nous faisons partie, nous aussi, de ces touristes urbains venus constater l’ampleur des dégâts. Ou des chefs-d’œuvre, c’est selon. Boîtier Reflex autour du cou, trépied sur l’épaule, un groupe de jeunes Néerlandais arpente chaque recoin du bled. Ces photographes amateurs mitraillent les innombrables graffitis recouvrant la quasi totalité d’habitations désespérément vides. Ruud apprécie particulièrement « les couleurs très vives. Avec ce soleil, je vais avoir des photos géniales ». Certaines fresques signées Jiem, Roa, Emer.K, ou Grolou dans les années 2009-2010 valent le coup d’oeil – et le déplacement. Beaucoup de ces artistes ont repeint les murs pour attirer l’attention sur la situation du village et soutenir la lutte des habitants. Mais l’aspect militant a été quelque peu dilué avec le temps. Pas mal sont venus bomber, attirés uniquement par les mètres carrés de surface vierge.
Un village sur la sellette
Comment en est-on arrivé là ? Tout a débuté en 1963, avec les premiers projets d’expansion du port sur la rive gauche de l’Escaut. À l’origine, l’ensemble des polders du pays de Waas et Doel devaient disparaître pour faire place à des bassins et des terrains industriels. Mais durant près de quarante ans, les habitants furent ballotés entre interdictions et autorisation de nouvelles constructions. En 1993, Doel comptait encore 1 500 habitants, des commerces, une école… Et, ce n’est qu’au début du nouveau siècle que la plupart d’entre eux quitta finalement la ville. Aujourd’hui, 26 habitants occupent toujours une dizaine de bâtiments. Ces derniers résistants ont obtenu le droit de rester jusqu’en 2018. Et après ? Pour l’heure, le climat économique joue en faveur des habitants : sans être supprimé, le projet d’expansion est plus ou moins remis aux calendes grecques. Alors, paradoxalement, dans ce décor de western moderne, la chaussée est très bien entretenue et décorée de bacs fleuris.
Le clan des irréductibles
Myriam vient de tondre sa pelouse et s’apprête à promener son chien. Cette mère de famille habite Doel depuis trente ans et a refusé les compensations financières offertes pour quitter son pavillon. « Des gens vont revenir ici » assure-t-elle devant une station service abandonnée – et ses pompes à essence taguées. Cette mutation de la commune a aussi le don d’agacer Marina Apers : « C’est de la mauvaise publicité. Il y a beaucoup de vandalisme. Les jeunes viennent passer la nuit ici à se faire peur, en pensant dormir dans une ville fantôme. Ce n’est pas un parc d’attractions, on est bien vivants nous ! » Cette citoyenne engagée a placardé des panneaux sur sa maison pour protester contre le projet portuaire. Ironie du sort, ses parents avaient été expropriés il y a quarante ans d’un village voisin. Pour les mêmes raisons.
Marina vit au pied de la centrale nucléaire, dont la silhouette rajoute à l’aspect chaotique des lieux. Un luxe selon elle, malgré la vétusté des réacteurs régulièrement pointée par les médias. « Je travaille dans cette centrale depuis vingt-trois ans, je peux aller au travail en vélo. » Elle regrette le Doel de sa jeunesse : « On avait tous les commerces à disposition, il y avait un vrai esprit de village. Heureusement, il nous reste encore le calme de la campagne. » Demeure pourtant un bar où l’on se réjouit de l’afflux touristique. La terrasse ne désemplit pas de curieux. Vers 17 heures, quatre dockers aux carrures imposantes prennent d’assaut le comptoir. Mathias sort un bâtonnet de salami de sa poche et s’apprête à profiter de ce moment de détente après une journée harassante. « Il n’y a absolument rien à des kilomètres à la ronde. On est bien contents de pouvoir venir vider quelques bières avec les collègues après le boulot » se réjouit-il. Le bistrot pourrait encore rafraîchir longtemps les ouvriers assoiffés. Profondément déterminée, Marina nous prévient : « On se battra jusqu’à notre mort ».
En attendant, les réacteurs nucléaires tout proches ne seront pas remis en marche avant le 15 juin prochain. La fermeture de la centrale signerait-elle l’arrêt de mort du village ?