Will Eisner
Un esprit du siècle
Il s’en est fallu de peu pour que Will Eisner (1917-2005) tombe dans l’oubli. À tout jamais. Mais un coup de chance, et le caractère visionnaire de l’intéressé, ont radicalement changé sa destinée. Et la face de la bande dessinée. Le CBBD retrace le parcours d’un talentueux auteur de comics devenu le pape du roman graphique.
Né à Brooklyn, grandi dans le Bronx, l’enfance de ce petit juif américain aurait pu ressembler à celle de Noodles et Max, ces gamins perdus d’Il Était Une Fois En Amérique (1984). Mais Will Eisner, passionné par le dessin, passe des heures un crayon à la main et publie ses premières planches à l’âge de 19 ans. En 1940, il crée The Spirit. Un peu à contre-coeur : la mode est aux superhéros, il faut bien vivre. Alors, va pour un justicier. Mais un anti-héros désinvolte et dénué de super-pouvoirs, couvert d’un costume trois pièces, d’un feutre mou et d’un simple masque. Et assisté par un jeune Noir… vingt ans avant les droits civiques ! Les deux exemplaires présentés à Bruxelles reflètent bien cet imaginaire inspiré des films noirs. Ce travail caractérisé par un trait fluide, tout en courbes dynamiques, des compositions épurées et des perspectives inhabituelles, ne sera pas immédiatement reconnu à sa juste valeur.
L’absence et la redécouverte. Au début des années 1950, en bon père de famille et fatigué de la routine des arrestations de méchants, Eisner raccroche. Donne des cours dans une école d’art new-yorkaise, illustre des revues éducatives à destination des… militaires, auxquelles on jette un oeil étonné. De quoi sombrer tranquillement dans l’anonymat. Pourtant, coup du hasard, des archéologues d’une culture pop encore balbutiante exhument The Spirit au mitan des sixties. Défendent sa ligne, son avant-gardisme, sa pertinence. Eisner est touché mais refuse le dernier tour de piste. Marqué par les audaces de Robert Crumb et de la free press – dont, honnête bourgeois, il ne partage pas les opinions politiques anarchisantes – le vieil auteur remet tout en question. À commencer par son savoir-faire…
Le retour du père prodige. Conceptualisant, à travers deux ouvrages, le roman graphique, Eisner souligne que le texte n’est pas le faire-valoir du dessin, mais doit jouer à jeu égal, ou presque. Le maître se penche sur son enfance, le Bronx, ces familles entassées, ces « salauds de pauvres », comme dirait l’autre, et fait montre d’un humour noir et acerbe. Un Pacte avec Dieu ou Le Rêveur sont des preuves flagrantes de cette révolution, qui tord les cadres étriqués pour laisser place à des plans dignes d’un metteur en scène. Pour saluer cette oeuvre moderne, l’exposition ne se contente pas d’aligner des planches originales, ces reliques païennes, mais présente des vidéos d’entretiens, des éditions étrangères aux couvertures variées… Un véritable tour d’horizon d’un auteur majeur qui aura eu la chance… d’en avoir une deuxième.