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Faut-il ouvrir les frontières ?

© Science Po

A rebours des discours toujours plus sécuritaires dans lesquels s’enlise l’Europe, et alors que les drames humains se multiplient en Méditerranée ou à Calais, Catherine Wihtol de Wenden fait partie des scientifiques qui proposent une autre solution à la « crise des migrants ». Laquelle ? Une ouverture globalisée des frontières aux Hommes. Peu ou pas relayée par les responsables politiques, cette idée est-elle utopiste ? Après tout, dans un monde où circulent les capitaux, les marchandises, pourquoi les individus ne se déplaceraient-ils pas librement ? Directrice de recherche au CNRS, docteur en science politique à Sciences Po, cette spécialiste des migrations internationales nous explique en quoi cette mesure serait bénéfique pour l’Humanité, et abat nombre d’idées reçues.

Qu’en est-il de la réalité des frontières à l’heure actuelle ?

On compte de plus en plus de frontières, notamment depuis la disparition de l’URSS et l’apparition de nouveaux états. On en recense 193 dans le monde, c’est plus que du temps de la guerre froide… Ceci dit, des espaces de libre circulation ont émergé en Europe. On favorise aussi les déplacements de main-d’oeuvre dans la communauté des états de l’Afrique de l’Ouest par exemple, dans les pays d’Amérique Latine (l’Unasur), entre l’Australie et la Nouvelle Zélande, etc.

On observe donc un double mouvement…

Oui. Tout dépend du statut du migrant. Dans le cas des migrations de proximité, on encourage la mobilité pour faciliter la circulation de fournitures et de main-d’oeuvre. En revanche, les frontières se sont renforcées là où il y a des risques migratoires d’installation. C’est le cas autour de la Méditerranée, entre le Mexique et les états-Unis, le Bangladesh et l’Inde. Il y a des pays qui ont construit des murs, renforcé leur militarisation.

Qu’en est-il alors de l’immigration irrégulière ?

Aujourd’hui, elle représente environ 5 millions de personnes en Europe. Ils étaient 11 millions aux états-Unis avant la régularisation de Barack Obama (désormais ce chiffre est de 3,5 millions). Certains n’ont pas de statut, comme les déplacés environnementaux (40 millions de personnes), les apatrides (13 millions). Il y a beaucoup de gens qui sont dans un no man’s land juridique au regard du franchissement des frontières.

D’après les Nations-Unies, on compte 214 millions de migrants légaux sur la planète, environ 3% de la population mondiale. Comment peut-on apprécier ces chiffres ?

On recense exactement 232 millions de migrants dans les derniers rapports. Il est vrai qu’on assiste à une explosion du nombre de réfugiés dans le monde (60 millions), de demandeurs d’asile, d’exilés politiques… Des gens qui circulent dans une semi-légalité, et donc une grande précarité. En même temps, au regard des 7 milliards d’individus dans le monde, ce n’est pas colossal. En remettant les choses en perspective, à la fin du xixe siècle, au moment de la révolution industrielle, 5% de la population était en situation de migration. Pour la plupart des Européens, à cause de la colonisation, du commerce, etc.

On ne vit donc pas une situation inédite…

Non. Pas du tout. Auparavant, il était question de migrants en provenance du nord qui allaient vers le sud alors qu’aujourd’hui, on assiste à une migration du sud vers le nord. Donc les pays du nord sont inquiets. Aujourd’hui, la migration est beaucoup plus diversifiée.

Que pensez-vous de la course au renforcement des frontières ?

C’est un immense gâchis humain et financier. De nombreux exilés sont prêts à réaliser des projets forts, ont des choses à apporter. Tout l’argent investi dans les barrages pourrait servir à l’insertion des nouveaux venus. La gestion militaire des flux migratoires est une erreur. Cela ne dissuade personne, mais oblige les migrants à prendre plus de risques.

Est-il vrai qu’avant 1914, on pouvait parcourir le monde sans papier ?

Oui. Les passeports ont été introduits très tardivement. Et les frontières étaient ouvertes pour la plupart des gens. Que se passerait-il si l’on ouvrait toutes les frontières ? Je propose d’abord de multiplier les espaces de libre circulation régionaux. Si l’on accordait à plus de monde le droit de séjourner légalement en tant que touriste, étudiant ou travailleur, on aurait moins de demandeurs d’asile. La désespérance qui conduit à se tourner vers des passeurs est liée à la limitation d’entrée sur notre territoire. On trouverait moins de morts aux portes de l’Europe si l’on ouvrait les frontières.

© Aurore Krol

Migrants, Calais © Aurore Krol

Cela n’entraînerait donc pas une explosion des entrées en Europe ?

Non. Malgré les inégalités Nord-Sud, peu de gens migrent finalement. Cela représente un coût énorme pour un individu. L’idée que tout le monde se précipiterait chez nous est fausse. La moitié des migrants africains se déplacent sur leur propre continent. Et des migrations de moins longue durée ? Si les frontières étaient ouvertes, les gens circuleraient mais ne s’installeraient pas forcément. Alors que si vous fermez tout, chacun s’affronte autour de la régularisation. Aujourd’hui, on connaît plutôt cette configuration.

Quelle influence cette ouverture aurait-elle sur le marché du travail ?

Cela développerait des quantités d’activités, avec une action positive sur l’emploi. Par exemple, cela faciliterait l’activité portuaire, le commerce, tout autour de la Méditerranée. Sans obligation de visa on pourrait faire ses courses à Marseille quand on habite Alger. En même temps, on assisterait à une tentation de flexibilité car les travailleurs en provenance du sud seraient moins exigeants.

Une ouverture plus large des frontières aurait donc des effets positifs sur l’économie mondiale ?

Bien sur que oui, de nombreux secteurs sont plombés par un manque de main-d’oeuvre et de créativité. ll y a des tas d’emplois auxquels les Européens ne sont pas candidats. Si ces nouveaux arrivants travaillaient légalement ils paieraient des impôts et consommeraient plus. Tout le monde est économiquement perdant avec des frilosités sécuritaires…

N’y a-t-il tout de même pas quelques craintes légitimes ?

En tout cas, pas sur le plan de la sécurité. Les terroristes prennent rarement le risque de débarquer sans papiers. Vous noterez que la plupart d’entre eux sont nés dans le pays où ils commettent des attentats.

Pourquoi votre discours n’est-il donc pas plus relayé ?Pourquoi les hommes politiques ne s’en emparent-ils pas ?

Parce que l’extrême droite est très puissante dans les pays européens. Chacun se positionne en fonction de ces partis xénophobes. Les responsables politiques cherchent à gagner des voix en jouant sur les craintes.

Même en expliquant qu’une marche en avant sécuritaire ne fonctionne pas ?

De nombreux chercheurs, la plupart de mes collègues et des organisations internationales, tiennent le même discours que moi, mais nous ne sommes pas entendus. Il faudrait que les pays soient complètement ruinés pour envisager autre chose que la sécurité aux frontières. On nous rabâche qu’il faut se protéger, on se dispute à propos de quotas… les gens sont protectionnistes. Ne sentez-vous tout de même pas un sentiment d’empathie depuis le début de l’année ? Bien sûr, mais je ne sais pas combien de morts il faudra trouver à nos portes avant que l’opinion publique change vraiment d’avis. Les gens sont très indifférents dans l’ensemble.

 

Si cet article vous a plu, alors lisez aussi “Veronika Boutinova, écouter les migrants

Nicolas Pattou

A lire /

Faut-il ouvrir les frontières ?, Catherine Wihtol de Wenden, Presses de Sciences Po, 2014, 100 p., 15€

Le droit d’émigrer, Catherine Wihtol de Wenden, CNRS Editions, 2013, 58 p., 4€

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