Home Best of Interview Maylis de Kerangal & Cascadeur

Au fil des mots

Elle est une auteure reconnue, récompensée du prestigieux Médicis en 2010 (Naissance d’un pont) et de 10 prix littéraires pour Réparer les vivants (2014). Lui s’avance le visage dissimulé, trop émotif pour chanter autrement que derrière un casque, mais distille une pop éthérée magnifiée dans deux albums (The Human Octopus, Ghost Surfer). Maylis de Kerangal et Alexandre Longo, aka Cascadeur, se retrouvent autour d’une lecture-concert de Dans les rapides. Un roman qui met en scène trois adolescentes, au Havre, qui reçoivent un jour de 1978 la musique de Blondie et de Kate Bush comme une claque. Interview croisée avec deux talents singuliers.

Comment est née cette lecture-concert ?

Maylis de Kerangal : à l’occasion d’un festival littéraire, au Havre, Le Goût des Autres. L’an dernier, la programmatrice Rozenn Le Bris m’a offert une carte blanche. On a alors imaginé une lecture-concert de Dans les Rapides. Et on a pensé à Cascadeur. Ghost Surfer a été un album important pour moi, il entrait en résonance avec Réparer les Vivants. Ce dernier roman s’ouvre sur une scène de surf. Un jeune homme meurt et on suit le parcours de son cœur qui sera transplanté…

Alexandre Longo : C’est une rencontre étonnante, on a eu l’impression de se trouver, on a beaucoup de points communs.

Lesquels ?

AL : L’attachement à des lieux et à des personnages passés, le fait que Maylis revisite des tranches de vie. C’est ce que j’essaie d’atteindre avec ma musique. Mon travail est très inspiré par l’enfance et l’adolescence. Il y a aussi la thématique du surf, l’importance de la mer, de la vague. On dit souvent que nos morceaux sont « liquides »…

Comment ce roman a-t-il été adapté ?

MdK : L’idée, c’était de produire quelque-chose qui ne serait ni l’illustration d’un texte par la musique, ni un habillage littéraire, mais une œuvre autonome. D’emblée, on s’est dit qu’on travaillerait à partir de Ghost Surfer plutôt que sur des reprises de Kate Bush ou de Blondie. On offre une traversée de ce livre, ponctuée par des chansons de Cascadeur…

AL : On a extrait les voix de mes chansons, pour servir des morceaux instrumentaux embrassant d’autres thématiques. J’ai ensuite proposé des montages à Maylis. Cette sorte de jeu de rôles nous séduisait : l’écrivain qui devient chanteur et le musicien-chanteur privé de sa voix participant à l’écriture.

Le roman est un portrait de la ville du Havre, il évoque aussi l’adolescence, l’amitié, le rock… Lequel de ces thèmes avez-vous retenu ?

MdK : On a exploré l’histoire d’amitié entre les trois filles, plus que la vie de Kate Bush et de Debbie Harry. On s’est concentrés sur le moment où elles entendent cette musique pour la première fois, ce qu’elle provoque en elles…

AL : L’identification que décrit Maylis est très juste. On a tous imaginé des projections sur des morceaux qu’on écoutait dans notre chambre, en mimant les chanteurs ou les musiciens. Dans les rapides est un roman d’apprentissage à partir de la musique.

Maylis, pourquoi adapter Dans les rapides, qui est un texte plutôt ancien (2007) ?

MdK : Parce qu’il condense des motifs récurrents de mon travail : c’est d’abord une histoire sur l’adolescence, thème très présent dans mes livres. Ensuite, cette fiction se déroule au Havre, c’était donc l’occasion de rendre hommage à cette ville où j’ai vécu jusqu’à 18 ans. Et puis il y a tout ce travail sur le langage. Ces phrases panoramiques, qui enflent et attrapent tout comme des lassos…

Dans les rapides marque la naissance de votre style ?

MdK : Il est né dans le livre précédent, mais c’est ici qu’il s’affirme. On y retrouve de grandes descriptions, ce rapport à l’oralité, dans la manière dont ces trois filles se parlent, où les dialogues sont intégrés au corpus du texte… On passe du lyrique au prosaïque. Dans les rapides, c’est le moment où je commence à convoquer tous ces éléments. Pour toutes ces raisons, cela me plaisait que Cascadeur s’empare de ce texte.

En quoi sa musique rejoint-elle votre écriture ?

MdK : J’ai le sentiment qu’on a une vraie parenté, une manière de nous exprimer assez voisine : un lyrisme chahuté, un peu rock. Et puis j’aime la profondeur de sa musique et son aspect totalement aérien. Ses disques sont aussi des traversées, comme mes livres (où l’on doit transporter un coeur, construire un pont, etc.). Ce sont des lignes de fuites, des voyages étranges.

Cette collaboration est-elle une première ?

AL : Oui, et d’ailleurs ça me rassure d’échapper à une forme de « caste musicale », de ne pas m’enfermer dans une seule discipline.

MdK : Oui, c’est une histoire totalement inattendue, et on l’a tellement aimée qu’on la poursuit !

Que vous apporte cette expérience ?

MdK : Le sens du travail collectif. Quand j’écris, je me retrouve seule face à une machine…. Là, tout d’un coup, on crée ensemble. Puis, la scène : c’est un drôle de truc. J’ai déjà livré des lectures publiques, mais là je danse sur les planches. C’est tout le corps qui est convoqué alors que, généralement, le corps de l’écrivain ne s’expose pas. C’est un moment intense pour moi.


Le Goût des autres : samedi 24 janvier, part. 2 par mairie-lehavre

Propos recueillis par Julien Damien / Photo: Philippe Breard
Concert(s)
Dans les rapides
Lille, Théâtre du Nord

Site internet : http://www.theatredunord.fr/

05.10.2015 à 20h0020/10€

A lire / Dans les rapides, de Maylis de Kerangal, Ed. Folio, 128p., 5,80€

A Ecouter/ Ghost Surfer, Cascadeur, Mercury / Universal

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