Veronika Boutinova
Ecouter les migrants
Les migrants de Calais font rarement l’objet d’une couverture autre que sensationnelle. Derrière ce drame humanitaire qui se joue à 100 km de Lille, il y a pourtant une histoire au jour le jour dont il faut garder trace. Si un noyau dur de bénévoles s’active, certains s’engagent aussi comme témoins, afin de ne pas réduire ces hommes et ces femmes à un simple flux. C’est le cas de Veronika Boutinova. Cette auteure, metteur en scène et militante calaisienne écrit depuis 20 ans sur le sort des migrants.
La dramaturge se souvient des premières familles kosovares arrivées en 1995 pour fuir la guerre. « Elles campaient dans le parc sur lequel donne ma maison. Certains tentaient de passer au dessus des grillages de l’Eurostar. Au début je me suis intéressée au problème par curiosité et pour aider. Ensuite ça m’a prise aux tripes, hantée, et cela a naturellement influencé mon écriture ».En rejoignant des groupes de bénévoles, elle apporte son soutien en distribuant des repas ou en enseignant les bases du français et de l’anglais aux enfants.
Puis Veronika monte sa compagnie. Prônant un théâtre « dans ta gueule » (qui s’inspire du mouvement « In-Yer-Face », théorisé dans les années 1990 au Royaume-Uni à partir d’oeuvres très crues comme celles de Sarah Kane) elle ne puise pas directement chez les Anglais mais reconnaît la même dynamique. « J’écris un théâtre grossier, sur la guerre, au ton uppercut, pour refléter le monde qui m’entoure. J’ai voulu rendre hommage au mouvement en appelant ma compagnie « Dans ta face », bien que ça fasse un peu potache ». Adepte de l’ « inside theatre », aussi bien par manque de lieu que par souci de cohérence, sa troupe a régulièrement répété et joué dans l’espace public. « On parlait des migrants alors on a voulu jouer pour eux qui vivent dehors. On s’est donc rendus sur des lieux de distribution de repas pour montrer des formes essentiellement visuelles ».
La langue de « Babel » — Si Veronika a déjà une quinzaine de pièces à son actif, deux de ses textes sont désormais publiés. Parmi eux N.I.M.B.Y., titre acronyme renvoyant à l’expression « Not In My Backyard » (pas dans ma cour), qui ironise sur les propos a priori empathiques de citoyens désireux d’apporter des solutions, pourvu qu’elles se déploient loin de chez eux. Cette pièce acerbe en globish* met en scène un Calaisien sans scrupules louant ses toilettes à des migrants. Corps abimés et cynisme économique se mélangent, le propos étant aussi cru qu’esthétiquement travaillé. « Dis moi où tu chies, je te dirais qui tu es », résume la dramaturge. Mais cette provocation n’a rien de gratuit et s’accompagne d’une recherche sur le langage. « Je veux saisir le sabir, cette langue utilisée par ces étrangers de nationalités diverses qui se mettent à dialoguer. Pour se comprendre, on parle nubien-italien, français-anglais… Je m’amuse à transformer la structure de la phrase, à la démonter. Il s’en dégage une indéniable poésie. Et un texte troublant à interpréter pour un comédien, car cela déstabilise les réflexes grammaticaux. »
Sensibilisation— Faisant de la sensibilisation son fer de lance, Veronika Boutinova est soutenue par le Conseil Régional du Nord-Pas de Calais pour monter des projets dans le cadre de la semaine de la solidarité internationale. à cette occasion, elle travaille avec le Lycée Coubertin de Calais. « Pour les lycéens, ça change tout d’écrire sur le sujet, de rencontrer des personnes de chair et d’os. Un Soudanais qui a un prénom et un âge, ce n’est plus un migrant, ce mot informe qui désigne une masse floue… » Le cinéma l’Alhambra est aussi un de ses partenaires privilégiés, organisant régulièrement rencontres et lectures pour expliquer au plus grand nombre la situation réelle dans les squats. Pour Veronika, cette démarche de médiation relève de l’urgence. « Les gens pensent connaître le sujet mais ils ne savent pas la moitié des brutalités. La grande majorité ne veut pas en entendre trop parler, même s’il y a de l’empathie. Au début j’étais en colère contre les habitants, moins maintenant. Parce qu’on ne peut pas nier que la plupart d’entre eux subit aussi une très grande pauvreté ». Elle regrette néanmoins un certain confusionnisme, des indications erronées qui pullulent sur Internet, mais aussi des propos et des actes à la violence décomplexée.
Afin d’accroître la visibilité de ses revendications, Veronika ne les limite pas aux frontières de sa ville. N.I.M.B.Y. a ainsi été lu au théâtre du Rond Point en 2010. « Les Parisiens tombaient des nues quand ils entendaient ce qui se passe à Calais. Le texte a aussi suscité énormément de questions en février dernier à Lille, lors de sa lecture au Prato. » Que souhaiter désormais à cette pièce ? « Qu’un metteur en scène s’en empare », sourit l’auteure…
A lire / N.I.M.B.Y et Dialogues avec un calendrier bulgare, Veronika Boutinova, éditions L’Espace d’un instant, 144 p., 15€.