Diptyque théâtre
L'homophobie hors-jeu
Après le monde du travail (Desirium Tremens) ou les relations entre les sexes (Inextinguible), c’est à l’homophobie dans le football que s’attaquent Mona El Yafi et Ayouba Ali. À travers Les Crampons – hommage à Justin Fashanu, l’autrice et le metteur en scène réhabilitent une figure homosexuelle du ballon rond trop méconnue. Ou comment aborder de front un sujet souvent tabou mais qui ne cesse de pourrir les stades.
Qui était Justin Fashanu ?
Mona El Yafi : C’était un footballeur d’origine nigériane évoluant en Angleterre. Il a marqué l’histoire en devenant le premier joueur noir à être transféré pour un million de livres. En 1990, il fut également le premier à faire son coming out. Cette décision a eu de lourdes conséquences. Il fut rejeté par le monde du sport, la communauté noire et même sa famille. Il s’est suicidé huit ans plus tard, en 1998.
Comment l’avez-vous découvert ?
Ayouba Ali : Par hasard, en tombant sur des articles et des documentaires. Étonnament, Justin Fashanu reste aujourd’hui méconnu, même dans le milieu du football, bien qu’il fut un joueur de premier plan.
Qu’est-ce qui vous a donné envie de porter son histoire sur scène ?
A.A. : Son parcours a fait écho à ma propre vie, car je suis un homme noir et homosexuel. Son histoire m’a donc profondément touché. Notre pièce confronte ainsi le monde du football à l’évolution de la société, le mariage pour tous, les mouvements Black Lives Matter et MeToo. Et le moins qu’on puisse dire est qu’il n’est pas très progressiste. Face à cette contradiction, la figure Justin Fashanu résonne avec les enjeux actuels.
M.E.Y.: Et, espérons-le, un déclencheur d’une prise de conscience et d’action.
Quel est votre parti pris ?
M.E.Y.: Nous avons effectué une longue collecte documentaire. Mais plutôt qu’un biopic, nous avons choisi de créer une fiction à travers un club imaginaire. Justin Fashanu y occupe une place particulière : il est à la fois une référence et un modèle.
Comment résumeriez-vous la pièce ?
M.E.Y.: L’intrigue se déroule dans un club fictif de Ligue 2, à une semaine d’un match crucial pour la montée en Ligue 1. Nous accédons à l’intimité de l’équipe grâce à cinq personnages : quatre joueurs et l’entraîneur. L’ambiance est très masculine. La pièce est structurée en deux parties. La première montre les interactions entre les protagonistes dans le club avant le coming out d’un joueur. Dans un second temps, le monde extérieur envahit la scène, à coups de tweets, de commentaires sportifs qui exposent publiquement la situation.
Quel est le personnage principal ?
M.E.Y.: Il s’agit d’un joueur, Makaio, doué et très prometteur, mais il n’est pas là… Dès le début, on apprend qu’il a disparu à la suite de rumeurs sur son homosexualité. Toute la pièce est construite autour de cette absence. Elle pèse sur les autres personnages, en particulier sur Kéon, son frère, qui joue dans le même club. Cette relation renvoie à celle de Justin Fashanu avec son propre frère, également footballeur. L’absence est accentuée par l’arrivée du “spectre” de Fashanu, dont l’histoire est peu à peu rapportée aux joueurs. L’inquiétude et la tension grandissent dans le vestiaire, révélant des conséquences concrètes de l’homophobie dans ce milieu.
Pourquoi avoir choisi de mêler fiction et réalité ?
M.E.Y.: La fiction ajoute un enjeu sportif : le public souhaite la réussite de cette équipe. Cela favorise un attachement aux personnages, en espérant que leur réflexion collective trouve un écho chez les spectateurs…
Concrètement, que verra-t-on sur scène ?
A.A. : Le foot est évoqué hors-champ. Le plateau comprend un vestiaire, réduit à trois petites alcôves, et un espace symbolisant le bord du terrain, avec le banc de touche. Le regard des interprètes est dirigé vers un horizon imaginaire, un terrain invisible mais palpable. Les acteurs, dont certains sont d’anciens joueurs semi-pros, maîtrisent les gestes techniques. Nous profitons donc de leur agilité pour suggérer la présence du ballon. Ce travail corporel donne vie à la pelouse et souligne la tension et les non-dits autour de l’homosexualité dans le football.
Comment avez-vous écrit cette pièce ?
A.A. : Nous avons rencontré de nombreux acteurs du foot, des jeunes joueurs, des entraîneurs, des agents, des supporters. Mona a ainsi ciselé son texte, à partir d’une langue adaptée.
M.E.Y.: Nous n’avons pas abordé l’homophobie directement, préférant instaurer un dialogue pour éviter un mur de silence, tant ce sujet semble recouvert d’une véritable omerta. Il est là, mais on n’en parle pas.
Que vous ont appris ces recherches ?
M.E.Y.: Nous avons été frappés par l’invisibilisation de l’homosexualité dans le football, comme si elle n’existait pas. On retrouve souvent cette attitude du “ça ne me dérange pas personnellement, mais en groupe, ça pose problème”. Une phrase est restée dans la pièce : un jeune joueur nous a confié qu’il valait « mieux garder son coming out pour soi, au risque de rencontrer des problèmes au cours de sa carrière ». Il y a un déni collectif de ce sujet.
Abordez-vous d’autres discriminations que l’homophobie ?
M.E.Y.: Makaio et Kéon sont d’origine laotienne, deux autres joueurs sont noirs, soulevant aussi la question du racisme dans le spectacle. Dans le cas de Justin Fashanu, son homosexualité et sa couleur de peau ont amplifié les discriminations qu’il a subies.
Comment expliquer que le milieu du football soit à ce point homophobe ?
A.A. : Les avancées que nous avons connues dans la lutte contre l’homophobie et le racisme sont essentiellement portées par des nations occidentales, mais on observe aujourd’hui un retour du conservatisme, religieux, culturel, qui selon moi explique en partie les résistances. Les enjeux économiques liés au football jouent également un rôle crucial…
En quoi ?
A.A. : Les joueurs représentent d’énormes capitaux et sont perçus avant tout comme des actifs financiers. Ils sont réduits à leur valeur économique, devenant des sortes de gladiateurs sacrifiés, sur l’autel du spectacle et des profits.
M.E.Y.: En véhiculant une forte culture viriliste largement répandue, ce sport bénéficie d’une surexposition médiatique qui répond aux enjeux financiers.
Le problème concerne-t-il autant les tribunes que les vestiaires des footballeurs, selon vous ?
A.A. : Ces discriminations sont présentes dans les tribunes, les vestiaires, sur le terrain et bien sûr dans la société.
Pensez-vous que le football reste le sport où ces discriminations sont les plus présentes ?
A.A.: Il reste un bastion de conservatisme. Chaque semaine, de nouveaux scandales éclatent, des chants homophobes résonnent toujours dans les stades. On ressent une forte résistance au changement dans ce sport, qui est paradoxalement censé être universel et fédérateur.
Espérez-vous que cette pièce puisse faire évoluer les mentalités ?
M.E.Y.: Oui, nous espérons vraiment susciter un changement, aussi modeste soit-il. En écrivant j’ai surtout pensé aux adolescents. Pendant nos recherches, nous leur avons demandé de partager des listes d’insultes entendues ou utilisées, et j’ai découvert une violence que je n’aurais pu imaginer seule…
A.A. : Soulignons tout de même que ce spectacle n’est pas une charge contre le football. Il l’utilise comme un miroir grossissant certains travers de notre société. On cherche aussi à comprendre pourquoi ce sport draine autant de passion, d’amour et de ferveur.
Depuis Justin Fashanu, a-t-on observé d’autres coming out de footballeurs ?
A.A. : Olivier Rouyer est le premier joueur français à avoir fait son coming out en 2008, mais bien après sa carrière sportive… Il a fallu attendre 2021 pour qu’un joueur international encore en activité, l’Australien Josh Cavallo, franchisse cette étape. On voit émerger timidement un ou deux coming out par an au maximum.
Ouissem Belgacem, un joueur franco-tunisien, a écrit un livre (Adieu ma honte) pour évoquer son homosexualité dans sa carrière. Selon lui, la jeune génération n’est pas forcément plus ouverte… Qu’en pensez-vous ?
M.E.Y.: Nous vivons une époque qui laisse peu de place à la nuance. Les personnages de la pièce incarnent différentes formes d’homophobie, parfois presque banale. Le plus troublant n’est pas forcément la radicalité de certains, mais plutôt ceux qui affirment ne pas s’en soucier tout en véhiculant des préjugés. C’est cette violence subtile, presque invisible, qui nous intéressait.
A.A. : Il n’en reste pas moins que les insultes, sont omniprésentes dans ce milieu, surtout chez les adolescents. Lors de nos interventions scolaires, on remarque que les jeunes s’insultent en référence aux origines de l’autre ou en utilisant le terme “pédé” de manière courante, sans se rendre forcément compte de la portée de leurs paroles. C’est une violence insidieuse, qui n’est pas immédiate comme un coup de poing, mais qui fait mal sur le long terme.
M.E.Y.: C’est aussi une forme de déni. Ils savent ce que ces mots signifient, mais ne leur accordent pas de véritable importance. Heureusement, lorsqu’ils sont confrontés au poids de leurs paroles, on sent qu’il se passe quelque chose en eux…