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Les raisons de la colère

Jour2fete - 2020

« L’État revendique pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime ». Cette phrase, signée du sociologue Max Weber, résonne plus que jamais aujourd’hui. Elle est aussi le point de départ du nouveau film de David Dufresne. « Qu’est-ce que l’État ? La violence légitime ? Qui lui dispute son monopole ? », s’interroge l’ancien journaliste (Libération, Médiapart) et désormais réalisateur. Pour ce documentaire, il a collecté de nombreuses images de violences policières filmées par des amateurs, principalement lors du mouvement des gilets jaunes. À l’heure où le maintien de l’ordre suscite le débat dans l’Hexagone, Un Pays qui se tient sage invite intellectuels, fonctionnaires ou citoyens à une conversation à bâtons rompus.

Comment ce film est-il né ? C’est le prolongement de 30 années d’observation de la police, menée à travers des reportages, des livres et plus récemment des signalements de violences policières recueillis sur mon compte Twitter “Allo, Place Beauvau”. De cette matière très factuelle j’ai tiré un roman, Dernière sommation, livrant une vision intime de ces événements. Puis je me suis rendu compte que j’avais la possibilité d’ausculter la violence d’État sous un angle plus collectif.

Quel est votre parti pris ? Le but n’est pas de provoquer des clashs, plutôt d’instaurer un dialogue. Je m’efface derrière une conversation à plusieurs. Des témoins, intellectuels ou victimes réfléchissent à voix haute aux actions de la police, devant des images prises durant les manifestations des gilets jaunes.

Comment avez-vous sélectionné les interlocuteurs ? J’en connais certains depuis longtemps, comme le général de gendarmerie Bertrand Cavalier. Et, j’en ai découvert d’autres durant le tournage, telle cette jeune gilet jeune amiénoise, Mélanie N’Goye Gaham, qui livre un témoignage bouleversant (elle a été touchée à la nuque par un CRS lors d’une manifestation, soufrant d’une entorse cervicale, ndlr).

D’où viennent les images du film ? Elles m’ont été fournies par des vidéastes amateurs et professionnels par email ou via les réseaux sociaux. L’authenticité de chacune a été vérifiée. Tout le travail fut de remonter à la source. Il a fallu recouper, recontextualiser… C’est d’ailleurs l’une de mes fiertés : nous avons retrouvé 95 % des auteurs, qui ont été crédités et payés. Nous avons récolté des centaines d’heures d’archives. Il y a quelques pépites, comme ce 1er décembre, durant l’acte 3 de la manifestation des gilets jaunes. Juste avant les échauffourées, un type filme à vélo en tournant autour de l’Arc de Triomphe vide. C’est un plan amateur magnifique.

Pourquoi n’indiquez-vous jamais le lieu, la date des événements ici ? Parce que ça, c’est une écriture télévisuelle, journalistique. Elle nous ramène aux faits et prive du mouvement, du souffle de la scène.

Idem pour le nom et la fonction des intervenants, seulement dévoilés lors du générique… Je souhaitais gommer les statuts, toute forme de hiérarchie, pour écouter tout le monde de la même manière. J’ai filmé chacun avec le même soin. Lorsqu’il y a un sous-titre, nos préjugés rejaillissent.

Étant donné le sujet brûlant du film, le financement a-t-il été facile à obtenir ? Nous n’avons pas sollicité les chaînes de télé, pour éviter le formatage du récit et les préoccupations politiciennes… C’est un film d’artisan, on n’a pas demandé d’autorisations pour le réaliser. C’est pourquoi on le projette au cinéma, un endroit où subsiste une forme de liberté.

David Dufresne copyright Ulysse Guttmann FaureJustement, pourquoi projeter au cinéma ces images d’amateurs, souvent vues à la télévision ? Pour leur rendre hommage et sortir du principe du zapping. Par exemple en les débarrassant de toutes mentions ou titres comme sur les chaînes d’info. Et puis, pourquoi ajouter du flou à une image verticale comme c’est le cas à la télévision ? Il ne faut pas avoir peur du vide, du cadre du vidéaste. Dans la salle de cinéma, vous ne pouvez pas zapper et vous êtes, il me semble, immergé dans le propos. En tout cas, ce fut un choc pour moi de les voir sur grand écran…

Pour quelles raisons ? Tenez, la séquence où Jérôme Rodrigues perd son œil. Il s’effondre alors que son Smartphone tourne toujours, placé à hauteur du visage. On voit la Colonne de la Bastille en arrière-plan, surmontée du Génie de la Liberté. Un homme apparaît dans le cadre et tape dans les mains pour réveiller Rodrigues… c’est une scène de guerre, du cinéma vérité. Quand ces images sont diffusées sur les réseaux sociaux ou à la télé, je ne suis pas sûr que les gens en prennent la mesure. Sans notification, sur grand écran, elles nous montrent l’Histoire, avec un grand “h”.

Jour2fete - 2020

Jour2fete – 2020

Certaines images sont très violentes, comme celle où un gilet jaune se fait arracher la main par une grenade. Pourquoi la montrer ? Parce qu’elle n’est pas tournée n’importe où : au pied de l’Assemblée nationale, le fondement de la République. C’est symbole contre symbole. Le parlement d’un côté, cet homme mutilé de l’autre. Mais je vous assure qu’on aurait pu montrer des choses bien plus dures…

Vous êtes-vous demandé si ce n’était pas trop violent, parfois ? Tout le temps. J’ai épuré le plus possible. Il n’y a pas de ralenti ni de musique, pour respecter la justesse des faits. Mais pour moi, l’une des images les plus violentes reste cette scène où des policiers camouflent les plaques minéralogiques de leur moto. Il n’y a pas de sang ni de coups, mais on observe un basculement là…

Pourquoi filmez-vous parfois des lieux emblématiques longtemps après les manifestations ? Je me pose là une question : quelles traces tout cela a-t-il laissé ? Au Fouquet’s, à l’Arc de Triomphe, il n’y en a pas… Les bâtiments se reconstruisent mais pas les corps, parfois déchiquetés. Enfin, cela offre un peu de répit au spectateur.

Arc de Triomphe © Le Bureau - Jour2fete - 2020

Arc de Triomphe © Le Bureau – Jour2fete – 2020

Sur le fond, n’est-il pas logique que la violence de la police réponde à celle des manifestants ? On se souvient des fonctionnaires lynchés au pied de l’Arc de Triomphe le 1er décembre 2018, lors de l’acte 3 des gilets jaunes… Parfois, la violence des policiers provoque celle des manifestants. Beaucoup d’agents m’ont avoué que, ce jour-là, ils avaient fait n’importe quoi. 10 000 bombes lacrymogènes ont été lâchées sur l’Arc de Triomphe… où il y avait 5 000 manifestants, soit deux par personne. Si vous regardez bien la scène (je la montre intégralement), les policiers lancent des grenades de désencerclement à une foule qui leur est totalement indifférente.

L’État serait-il donc fautif ? Parfois. La brutalité des policiers n’est pas toujours légitime, ni même maîtrisée. Le maintien de l’ordre s’appuie sur deux principes : la stricte nécessité de l’usage de la force et la proportionnalité. Ici, les fondamentaux ne sont pas respectés. C’est le propos du film : ne peut-on pas envisager d’autres méthodes ? Et pourquoi utiliser la police comme unique réponse ? Le film parle aussi du rapport de la population au politique, de la violence économique, insidieuse et symbolique.

Vous focalisez sur la violence de l’Etat, mais que pensez-vous du fameux “ensauvagement” de la société, pour citer notre ministre de l’Intérieur… Depuis que je m’intéresse à la police, j’entends ça régulièrement. Sous Chevènement, Sarkozy, maintenant Darmanin… Personne ne conteste la violence de notre société, mais il y a un paradoxe insupportable : ceux qui nous demandent leur confiance nous disent en même temps que la situation s’aggrave. Donc soit il faut changer de méthode, soit de discours ! Remettons un peu d’intelligence dans le débat. Hier les sauvageons, aujourd’hui l’ensauvagement… La ficelle est grosse, et c’est la même depuis 30 ans ! Mais le politique table sur l’amnistie des journalistes, perpétuellement en quête de nouveauté.

Bout Portant © Le Bureau - Jour2fete - 2020

Bout Portant © Le Bureau – Jour2fete – 2020

D’où vient et de quand date ces violences policières ? La nouveauté, c’est l’évolution de la documentation, l’avènement du Smartphone : les traces, témoignages et vidéos se multiplient. Mais en réalité, les violences policières sont nées avec la police, puisqu’elle en a l’usage légitime ! La question est de savoir si elle en a le monopole, jusqu’où et à quel moment… Pour ce qui est des manifestations, on constate un glissement, très clair, au niveau de l’équipement. A partir du moment où la police est dotée d’armes de guerre (comme le LBD) les dégâts suivent. Et puis, on le voit dans le film, on constate un engagement physique des manifestants qui, grosso modo, il y a cinq ou six ans, étaient assez pacifiques. On observe donc une montée de la brutalité policière et des gens eux-mêmes… c’est ce durcissement qu’interroge le film.

Pourquoi ne parlez-vous jamais des Black Blocs ? Le film les évoque, mais parfois il suffit de montrer plutôt que dire. On les reconnaît devant le Fouquet’s par exemple. L’ethnographe Romain Huët nous explique aussi très bien leur logique : provoquer la violence de la police pour montrer le visage du pouvoir. C’est un acte politique, on peut ne pas être d’accord, mais il faut en discuter. Penser qu’il s’agirait simplement là d’actes de délinquance, c’est ne pas comprendre la réalité.

Pensez-vous que Gérald Darmanin verra le film ? Ça m’étonnerait, un ministre de l’Intérieur a rarement 1 h 26 à caser dans son agenda, mais s’il me demande de le présenter, j’irais sans problème. Peut-être que Macron, qui va au cinéma et au théâtre comme chacun sait, s’y intéressera ?

(c) Le Bureau-Jour2fête

(c) Le Bureau-Jour2fête

Propos recueillis par Julien Damien

Un Pays qui se tient sage. Documentaire de David Dufresne. Sortie le 30.09

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