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Nouveau régime

Enora Lalet se définit comme une “plasticienne culinaire”. Installée à Bordeaux la moitié de l’année, quand elle ne court pas le monde à la recherche de denrées rares, la Française use des aliments comme un peintre son pinceau. Mêlant les cultures et s’amusant des tabous liés à la nourriture, elle mitonne ainsi de surprenants “Cooking Faces” ou même… des “buffets suspendus”. Nous l’avons cuisinée un peu.

Comment êtes-vous devenue artiste ? J’ai toujours gribouillé. Enfant, je rêvais d’être photographe ou styliste… Mais je ne pense pas que l’on devienne artiste. On l’est déjà et puis on décide de développer ou pas cette sensibilité. J’ai intégré une fac d’arts plastiques où j’ai réalisé mon mémoire de recherche sur les représentations du sucre dans l’art contemporain. En fin de parcours, j’ai commencé à élaborer mes premiers portraits cuisinés mais de façon très simple : il s’agissait juste de body painting, avec une sauce déposée sur le visage du modèle. J’ai également suivi des études en anthropologie, qui m’ont beaucoup apporté.

Les voyages furent également important dans votre parcours, n’est-ce pas ? Oui, à huit mois et demi j’étais déjà dans un avion ! Mes parents étaient de grands voyageurs et m’emmenaient partout avec eux. Ils visitaient des endroits où personne n’allait, cherchant l’authenticité, la nature, mais surtout Série TATA BOGA, Indonésie, 2017 Kandang Ramboutan, techniques mixtes Photographie de Matthias Lothyles rapports humains. On se rendait par exemple à Bali à un moment où cet endroit était encore vierge. Cela a participé à ma volonté de mélanger les cultures. J’ai notamment passé beaucoup de temps en Indonésie et cela a influencé ma pratique artistique. La mythologie hindoue, les danseurs du Ramayana avec leurs coiffes scintillantes me fascinaient étant petite.

Ce multiculturalisme s’exprime-t-il aussi à travers la nourriture ? Oui. Goûter isole l’individu et, en même temps cette expérience se partage, participe à notre culture, provoque la rencontre et la découverte de l’autre. Cette ambivalence est intéressante.

Pourquoi utilisez-vous la nourriture comme une matière artistique ? Le matériau alimentaire est extrêmement riche. D’un point de vue visuel mais aussi symbolique. Il représente à lui seul tous les tabous ou croyances de nos sociétés, liés à la culture, au genre, à l’éducation… Selon la classe sociale, l’époque ou le pays, on ne se nourrira pas de la même façon. Une “normalité alimentaire” s’est développée : il y a des choses qui se mangent et d’autres pas. On est formaté dès l’enfance. Et c’est très drôle de jouer avec tout cela, toutes ses couleurs et textures.

Quelles formes ce travail peut-il prendre ? Il se divise en deux parties distinctes. La première, débutée en 2008, consiste en des portraits cuisinés. Ensuite est venue l’idée des buffets suspendus, c’est-à-dire des installations culinaires que je conçois pour l’ouverture d’une exposition, une institution ou un festival… bref, des événements culturels.

Comment se matérialisent ces “buffets suspendus” ? Les thèmes sont très variés. L’année dernière par exemple, j’ai évoqué le cosmos et façonné un petit système solaire comestible. Il y a là un côté ludique et même régressif : l’adulte redevient un enfant. C’est très coloré, attractif, il y a des odeurs, on mange avec les doigts… J’initie ainsi un jeu qui se termine un peu en « orgie » de nourriture, car tout s’entremêle : les couleurs, les textures… C’est amusant, et en même temps très pictural, comme si on avait mélangé plein de peintures. Les sauces coulent sur les tables, cela forme des arabesques, évoquant un peu les toiles de Pollock.

Comment concevez-vous vos fameux “portraits cuisinés” ? Durant cinq ans, j’effectuais tout toute seule : le body-painting, la scénographie, la pose alimentaire… c’était assez compliqué. Aujourd’hui, je travaille toujours avec un photographe, je peux ainsi me concentrer sur la coiffe et guider le modèle. Lorsque je voyage, je ne travaille qu’avec des locaux. En résidence, je me fais aider par toutes les bonnes volontés, afin de confectionner les coiffes mais aussi découper les aliments, les éplucher… car tout est vrai dans ces images, il n’y a pas de photomontage, aucune retouche. Le timing des séance est donc très important car au bout de deux heures certains aliments flétrissent.

Série ! SABROSO !, Colombie, 2017 Corona de piña, 2017, techniques mixtes Photographie de Rafael BossioCes images mêlent donc de nombreuses disciplines… Oui, mon travail rassemble à la fois la gastronomie, la haute-couture, la peinture, la photographie ou la scénographie car il s’agit aussi de mettre en valeur les corps.

Comment les aliments sont-ils choisis ? Sur place, en fonction de l’endroit où vous vous trouvez ? Oui, exactement. En Colombie par exemple, je cherche des fruits et des légumes jamais vus. Je me balade dans les marchés, choisi des produits locaux vraiment emblématiques du pays, comme les bananes plantain en l’occurrence. J’adore aussi les sucreries, toujours très riches ! Précisons que je suis végétarienne, je n’utilise dans mes œuvres ni viande ni poisson.

S’agit-il aussi d’harmoniser les formes, les couleurs ou les forces symboliques ? Oui, c’est un mélange de tout ça. La forme de la coiffe choisie est également importante, selon la taille, je ne peux pas y déposer n’importe quoi, par exemple des aliments trop lourds si elle est très grande.

Plus généralement, que voulez-vous exprimer ? J’essaie de réduire les jugements de valeur et provoquer de l’émerveillement chez le spectateur. Je crée ainsi des personnages un peu étranges, des monstres très esthétiques ayant l’air d’appartenir à un autre monde. C’est aussi une façon, grâce à toutes ces couleurs de peau, de lutter contre le racisme. Et puis, durant une période récente de l’histoire de l’art, on a beaucoup privilégié le concept au détriment de la plasticité des œuvres. En ce qui me concerne, j’aime qu’il y ait beaucoup de choses à voir, de détails, du surplus… bref, que cela déborde !

Que sentiment souhaitez-vous susciter ? J’ai envie de surprendre, de faire peur aussi. On peut juger ces images attirantes comme rebutantes. Cette réaction est liée aux symboles : tout ce qui est Bordeaux S.O. GOOD, Festival de Gastronomie, 2014 Shower, techniques mixtesvisqueux, crémeux nous rappelle nos propres sécrétions corporelles, c’est tabou. Le chocolat coulant sur une tête par exemple, a un côté scatophile, alors que peu de gens détestent le chocolat ! J’aime jouer avec les apparences, donner une autre fonction à la nourriture.

Êtes-vous aussi une bonne cuisinière ? J’adore ça. Je cuisine tous les jours. Ma spécialité ? Les lasagnes, et j’aime aussi beaucoup le fromage. Quand je rentre en France, je m’en gave !

Visiblement, on ne vous a jamais dit qu’il ne fallait pas jouer avec la nourriture… Si, on me l’a souvent dit ! Car j’aimais bien m’amuser avec mon assiette, élever des montagnes avec la purée ou me servir de ma fourchette comme d’un râteau (rires).

Un dernier mot ? Oui, j’aimerais terminer par ces deux citations. L’une est de Gilles Deleuze : “l’acte de création est un acte de résistance“. L’autre du sociologue français David Le Breton : “on se rassasie d’autre chose que d’aliments, on se nourrit d’abord de sens et de valeurs“…

Propos recueillis par Julien Damien
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