Gilbert & George
Poil à gratter
Ce sont de véritables rock stars, les Dupond et Dupont de l’art contemporain. Voilà 50 ans que Gilbert (le plus petit) et George (le grand à lunettes) se mettent en scène. Ce fut d’abord à travers les fameuses “sculptures vivantes”, puis sous forme de montages photographiques. Dans leur dernière série, The Beard Pictures, ils apparaissent en rouge écarlate, devant ou derrière des fils barbelés, affublés de toutes sortes de barbes. Détournant cet attribut de la virilité en symbole, ils témoignent d’un monde envahi par la religion ou d’hirsutes hipsters. Ces oeuvres drôles, parfois inquiétantes et colorées sont dévoilées de New York à Athènes en passant par Bruxelles, où nous les avons rencontrés. Eternellement vêtus de leur costume-cravate, ils manient un humour pince-sans- rire typiquement anglais (même si Gilbert est Italien), et se moquent allègrement d’eux-mêmes – comme de nous !
Pourquoi avez-vous choisi la barbe pour thème de cette série ?
Gilbert : Il y a trois ans, nous avons vu surgir partout en Europe un monde rempli de barbelés, de murs et de barrières tenant d’autres gens à l’écart. Derrière ces clôtures, nous avons distingué des personnes arborant des barbes à caractère religieux : juif, musulman… Dans le même temps, là où nous vivons (dans l’East End, à Londres, ndlr) sont apparus tous ces hipsters. C’était complètement nouveau. Quelque part, c’est une idée de la masculinité. Mais la plus intéressante pour nous reste la barbe propre à la religion.
George : Oui, et la plus célèbre au monde demeure celle de Jésus Christ que vous voyez dans tous les musées. La seconde est celle du Père Noël, qui est aussi un chrétien.
Que voulez-vous signifier ici ?
George : Nous explorons le monde à travers la barbe. Où peut-elle nous emmener ? Pourquoi s’est-on laissé pousser tous ces poils ? En réalité, cette question dépend de l’endroit et de l’époque où l’on vit. Quand nous étions ados, nous n’aurions jamais décroché de job si nous portions la barbe ! A l’inverse, au XIXe siècle les hommes rasés de près étaient considérés comme des gens aisés fréquentant les clubs, des noceurs décadents.
Gilbert : Nous avons essayé de décrypter les mystères du monde, sa moralité, à travers cet attribut. C’est aussi un déguisement : on peut se cacher derrière, devenir une autre personne, dire des choses différentes.
Ce travail décrit-il un monde violent et grotesque ?
Gilbert: Non, je ne pense pas que ces images soient sombres. Celles que nous avons réalisées il y a deux ans pour la série Scapegoat (“bouc émissaire”, ndlr) l’étaient beaucoup plus. Celles-ci sont joyeuses, amusantes.
George : Nous n’évoquons pas des événements, des figures politiques, mais des sentiments propres à chacun.
Comment concevez-vous ces oeuvres ?
George : C’est complexe et en même temps très simple. Nous cherchons et rassemblons des images un peu au hasard. Elles nous montrent le chemin. Une trame se dessine peu à peu. Enfin, nous concrétisons nos idées grâce à un ordinateur.
Gilbert : Les images doivent nous parler. Comme ce fut le cas avec les fils barbelés.
George : Oui, par exemple. Lorsque nous étions enfant, ces barrières renvoyaient à la ferme, l’agriculture. Aujourd’hui elles signifient tout autre chose, des situations humaines particulières.
Travaillez-vous toujours à deux ?
Ensemble : Nous sommes deux personnes, mais un artiste.
Comment décririez-vous votre travail à quelqu’un qui n’en aurait jamais entendu parler ?
Gilbert : Je pense que nous n’avons pas besoin de le décrire car tout le monde le comprend. Nous traitons des sujets universels et le public accepte ou pas notre travail.
George : Un jour, un camion s’est arrêté à côté de nous, le conducteur a passé sa tête par la vitre et nous a dit : « ma vie est un putain d’instant, votre travail est une éternité ! » Et cet homme n’avait sans doute jamais mis les pieds dans un musée.
Pourquoi vous mettez-vous toujours en scène dans vos œuvres ?
George : Parce que nous considérons que ce sont nos lettres aux spectateurs. Vous signez toujours vos lettres, que vous écriviez à votre mère ou à votre banquier. Et puis, quand vous regardez un tableau de Van Gogh, vous ne vous dîtes pas “quel drôle d’arbre”. Vous vous dîtes : “quel magnifique Van Gogh !” Si ce n’était seulement qu’ un arbre, la toile ne serait pas dans un musée.
Gilbert : Nous avons commencé en 1968 avec l’idée que nous marchions à travers la vie. Nous sommes devenus les auteurs de notre propre voyage et partageons nos sentiments.
Vous célébrez vos 50 ans de carrière, de quoi êtes-vous particulièrement fiers ?
Gilbert : D’avoir inventer les Living Sculptures, ce fut la plus grande de nos aventures.
George : Nous avons trouvé notre propre manière de créer.
Gilbert : Nous sommes en quelque sorte des visionnaires, capables de saisir la marche du monde en temps réel. Ce n’est pas l’art qui parle dans nos oeuvres, c’est Gilbert and George.
Quels conseils donneriez-vous à un jeune artiste ?
George : Je lui dirais ceci : quand tu te réveilles, ne te lève pas tout de suite, assieds-toi sur le bord du lit et demande-toi : “qu’est-ce que j’ai envie de dire au monde aujourd’hui ?” Ouvre les yeux seulement quand tu le sais. Que tu utilises un pinceau ou une machine à écrire, tu dois savoir exactement ce que tu veux faire.
Gilbert : And fuck the teachers ! (rires)
A lire : What is Gilbert & George ? de Michael Bracewell (Heni Publishing), 180 p., £ 9.95, www.henipublishing.com