Fabrice Arfi
Chien de garde de la démocratie
Face aux attaques récurrentes au droit à informer, 16 journalistes issus de différentes rédactions nationales s’engagent. Dans Informer n’est pas un délit, qui reprend le nom d’un collectif né en janvier après la découverte d’un amendement sur le « secret des affaires », ils racontent les coulisses de leurs enquêtes, mais surtout les pressions, les menaces, le harcèlement judiciaire dont ils sont victimes au quotidien. Un livre citoyen pour essayer de sortir la République de sa torpeur, nous explique Fabrice Arfi, journaliste à Mediapart et co-directeur de l’ouvrage avec le reporter Paul Moreira.
Comment est né le collectif « Informer n’est pas un délit » ?
Lors de l’examen de la loi Macron au Parlement, nous avons découvert qu’un amendement avait été glissé en catimini dans le texte, instaurant un « secret des affaires ». Rien n’avait été annoncé, personne n’avait été consulté. En moins de 24h, des centaines de journalistes se sont fédérés, donnant naissance à un collectif inédit. Deux jours plus tard, l’amendement était retiré à la demande de François Hollande.
Que prévoyait cet amendement ?
Des peines de prison pour quiconque violerait le « secret des affaires », en révélant ou détournant une information protégée.
Pourquoi est-il dangereux ?
Sous couvert de lutte contre l’espionnage industriel, c’est une directive qui menace le travail d’enquête des journalistes, et donc le droit de tout citoyen à être informé. Avec un tel amendement, jamais personne n’aurait entendu parler du scandale du Mediator, des affaires Karachi, Luxleaks ou Bettencourt, et à cette heure-ci, Jérôme Cahuzac serait probablement toujours ministre du Budget.
Pourquoi ce livre ?
Au-delà de la question du secret des affaires, une certaine idée du journalisme nous lie. Mais rien de corporatiste, on défend uniquement le droit pour les citoyens d’être mieux informés sur le monde qui les entoure. Or ce droit est constamment attaqué. J’ai proposé l’idée du livre en me souvenant d’un ouvrage publié aux Arènes, Black List (2002), dans lequel une quinzaine de journalistes américains racontaient les enquêtes qu’ils n’avaient pas pu mener. Avec Paul Moreira, nous avons décidé de réunir une quinzaine de confrères pour qu’ils racontent les coulisses de leurs enquêtes sensibles : les surveillances de la part des renseignements, les menaces anonymes, le culte du secret qui règne à l’Assemblée Nationale, ce que cela signifie aujourd’hui d’enquêter sur le FN, sur des tycoons comme Vincent Bolloré…
La liberté de la presse est-elle menacée aujourd’hui en France ?
Evidemment, on ne meurt pas d’être journaliste en France, on n’est pas en Russie ou au Congo. Pour autant, on ne doit pas rester sans réaction face aux attaques. La loi sur la liberté de la presse de 1881 est une grande loi, mais comme sa date l’indique, elle mérite d’être actualisée. Quant à la loi du 4 janvier 2010 sur la protection du secret des sources, elle est simplement abominable.
Pourquoi ?
Elle établit que « le secret des sources des journalistes est protégé dans leur mission d’information du public », mais une autre disposition relativise immédiatement, expliquant qu’on peut y porter atteinte « si un impératif prépondérant d’intérêt public le justifie ». Qu’est-ce que cela signifie ? Si les révélations d’un journaliste menacent de faire tomber un gouvernement corrompu, est-ce un impératif prépondérant d’intérêt public ? Ce que nous réclamons aujourd’hui, à travers ce livre, c’est une nouvelle grande loi sur la presse, instaurant une vraie protection des sources. Sans sources, il n’y a pas de journaliste, donc pas d’information.
Connaît-on un contexte plus défavorable qu’avant ?
La liberté d’informer est fragilisée. On constate aujourd’hui dans notre pays une concentration inédite des médias entre les mains de six milliardaires, qui viennent de secteurs totalement étrangers au journalisme. L’homme d’affaires Bernard Arnault a racheté Les échos et Le Parisien, l’avionneur Serge Dassault possède Le Figaro, Patrick Drahi, qui vient des télécoms, a racheté Libération et L’Express… Vous imaginez l’image que cela renvoie à nos confrères à l’étranger ? C’est tout un écosystème qui est pollué, d’autant qu’il règne en France un réel culte de l’opacité.
Quels sont les moyens de pression utilisés ?
Chaque journaliste raconte dans le livre les difficultés auxquelles il est confronté. Denis Robert, qui a révélé l’affaire Clearstream, a reçu près de 300 huissiers du monde entier au cours d’une procédure de plusieurs années. Benoît Collombat de France Inter, qui a enquêté sur le système Bolloré en Afrique, s’est heurté à un harcèlement judiciaire sans précédent… Gérard Davet et Fabrice Lhomme (Le Monde), qui sont en permanence sous la protection de gardes du corps, évoquent les « nouvelles officines », ces gens qui s’activent en dehors de tout cadre légal pour empêcher que certaines informations sortent. Ce qui est dingue, avec ces histoires, c’est qu’on fait juste notre boulot.
Quelle est la prochaine étape de votre combat ?
L’amendement sur le « secret des affaires » est sorti par la porte pour mieux revenir par la fenêtre : nous nous sommes rendu compte qu’une directive similaire allait être examinée au Parlement européen. C’est une procédure complexe et qui va prendre du temps…
Enfin, ne craignez-vous pas d’être de nouveau attaqué avec cet ouvrage ?
Si c’était le cas, ça ne manquerait pas de panache ! Mais nous avons bétonné juridiquement le livre. Les journalistes exercent une fonction de « chiens de garde de la démocratie », ce n’est pas moi qui le dit mais la Cour européenne des Droits de l’Homme. Or un chien ça aboie, ça mordille les mollets.
A lire /
Informer n’est pas un délit
Ouvrage collectif dirigé par Fabrice Arfi et Paul Moreira
Avec Elise Lucet, Gérard Davet, Fabrice Lhomme, Denis Robert, Mathilde Mathieu, Hélène Constanty, Benoît Collombat, Laurent Richard, Caroline Monnot, Marine Turchi, Christophe Labbé, Olivia Recasens, Jacques-Olivier Teyssier, Martine Orange, (Calmann-Lévy), 300 p., 17€.