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Humain, trop humain

Après le succès de La Loi du marché – qui avait vu Vincent Lindon sacré à Cannes en 2015 – c’est peu dire que le 7e long-métrage de Stéphane Brizé était attendu. Le réalisateur rennais a surpris tout le monde en revenant avec cette adaptation d’Une vie de Maupassant. Il ne déçoit pas. Porté par Jean-Pierre Darroussin, Yolande Moreau et Judith Chemla, qui incarne superbement la candide Jeanne, son film étonne par son réalisme et sa beauté. Rencontre avec un homme qui a soif d’idéal.

 

 

Qu’est-ce qui vous a touché dans ce roman au point de le porter à l’écran ? C’est avant tout le regard de Jeanne, un personnage qui s’engouffre dans l’âge adulte sans avoir fait le deuil de l’enfance. Elle est emplie d’illusions, portant un regard très idéal sur la vie et l’Homme. Elle incarne une forme de pureté. C’est à la fois sa beauté et son drame, sous-tendant un enjeu dramatique. A un moment de ma vie j’ai aussi vécu cet étonnement, la douleur de découvrir cette duplicité de l’Homme que je n’avais jamais imaginée.

Après La Loi du marché, une oeuvre socialement très engagée, on vous retrouve avec un film d’époque. C’est un sacré virage… Non, ces deux films sont très proches. Une vie a été initiée avant La Loi du marché. Evidemment les époques et les milieux sont différents, mais ils abordent la même thématique : la fin des illusions. Ils mettent en scène des personnages ayant une très haute idée de l’Homme. Donc d’une manière poétique et métaphorique, ils scrutent notre monde, observent nos grandes désillusions.

Quel fut votre parti-pris ici ? Il s’agissait de tourner une œuvre réaliste, c’est-à-dire un film d’époque mais avec un regard documentaire. C’est comme si je ne filmais pas des acteurs mais des gens qui ont eu l’élégance de m’accepter avec ma caméra, chez eux, dans leur existence. Je me suis positionné de façon à ne pas les déranger, tout en saisissant le maximum de choses pour raconter cette histoire, leur vie, et plus particulièrement celle de Jeanne.

Qu’avez-vous éludé du roman ? Je m’intéresse uniquement au point de vue de Jeanne. Toutes les scènes du roman qui ne la mettent pas en jeu ne peuvent donc pas exister. C’est la grande différence avec le livre. J’ai donc écarté des épisodes, des personnages, modifié la mort de Julien, son mari. Cela dit, les points fondamentaux du récit subsistent, du début à la fin.

Le film navigue sans cesse du présent au passé… En effet, il y a plusieurs périodes. Je montre Jeanne à 20 ans, à 30 ans, 50 ans… Le film n’est pas construit de façon chronologique comme le roman de Maupassant. J’ai un autre temps à ma disposition, je convoque donc des outils de narration distincts, en racontant globalement la même histoire.

Ce qui vous permet de renforcer l’émotion ? Oui, j’ai mis en perspective différents moments de la vie de Jeanne. Les ellipses rapprochant les scènes où elle 20 ans puis 50 ans, suscitent une vive émotion. Lorsqu’on la voit jeune fille en sachant à quel point sa vie sera douloureuse, on ne la regarde plus au premier degré..

Pourquoi avoir choisi Judith Chemla pour incarner Jeanne ? Jeanne a un rapport très intense au monde. Il me fallait donc une actrice qui partage ce caractère. Judith possède ce même regard, cette écoute. Mais elle n’est pas qu’une nature, c’est aussi une grande actrice capable maîtrisant une vaste palette d’émotions.

Peut-on aussi parler d’un film féministe ? Jeanne obéit à tout le monde : son mari, ses parents, l’Eglise, ce qui la conduit vers le malheur… J’espère avoir réalisé un film plus féminin que féministe. Cette histoire ne revient pas sur la condition de la femme au XIXe siècle, le sujet est donc beaucoup plus large. Jeanne vit au XIXe siècle mais son rapport au monde est intemporel.

Ne serait-elle pas la figure inversée de Madame Bovary ? Oui et non. Jeanne croit en l’amour éternel, la nature, elle a un rapport à la vérité qui est exceptionnel et ne trompera donc jamais son mari. Elle est dévastée quand elle découvre qu’il la trompe mais peut lui pardonner. Emma Bovary rêve aussi d’un autre monde. Mais elle est prête à blesser les autres pour atteindre son idée de l’amour.

Avez-vous d’autres projets ? Pas pour le moment. J’ai enchaîné deux films, travaillé sans relâche durant quatre années. Avant de réaliser d’autres fictions : je dois me laisser envahir. Par une lecture, un livre, le réel… Si je ne prends pas ce temps-là, je ne pourrais pas créer.

Propos recueillis par Julien Damien

De Stéphane Brizé, avec Judith Chemla, Jean-Pierre Darroussin, Yolande Moreau… en salle

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