Eva Doumbia
Cuisine et dépendances
La nourriture est-elle politique ? Que dit-elle de nos racines ? Manger est-il un acte si neutre ? Telles sont les questions soulevées par Autophagies. Eva Doumbia, metteuse en scène d’origine malienne et ivoirienne, déroule dans ce spectacle hybride l’histoire coloniale méconnue des aliments du bout du monde. Une épopée drôle et tendre qu’elle tresse avec les récits intimes de ses interprètes. Après leur avoir mis l’eau à la bouche, l’artiste associée au Théâtre du Nord invite ses spectateurs à partager le mafé de la réconciliation, soit un plat de poulet et d’arachide traditionnel de l’Afrique de l’Ouest préparé en direct sur scène. Passons à table !
Quel est le point de départ de ce spectacle ? Notre rapport à la nourriture m’intéresse beaucoup. L’origine des aliments également, car elle touche de près l’histoire coloniale. Mais la genèse de ce projet est plus intime. Mon père, qui a effectué pas mal de petits boulots en arrivant en France, avait ouvert à la fin de sa carrière un restaurant au Havre, dans les années 1980. Il s’était associé à un autre restaurateur pour servir d’abord du couscous. Puis mon père à proposé du mafé, une spécialité inconnue dans l’Hexagone. Pour moi, qui suis malienne et ivoirienne, c’était le plat traditionnel par excellence. Entretemps, j’ai découvert que la cacahuète était un produit américain ! J’ai alors entamé des recherches qui ont duré quatre ans sur la provenance réelle des aliments.
Quel est le propos ? Contrairement à certains de mes spectacles, il ne s’agit pas d’une fiction. Je me suis appuyée sur la biographie des interprètes, tandis qu’une partie des textes, plus documentaires, sont signés du romancier ivoirien Gauz. Selon la théorie de la prêtresse que j’incarne, chaque personne représente un aliment. On retrace l’histoire de la nourriture à partir des névroses de chacun. Par exemple Olga, qui est camerounaise, s’intéresse au sucre… alors qu’elle a souffert d’une addiction à cette substance. Angelica, d’origine asiatique, focalise sur le riz d’autant mieux qu’elle ne supporte pas le gluten ! Enfin, la musique et la danse prennent le relais des mots pour évoquer les questions raciales notamment.
Que verra-t-on sur scène ? L’exploration des liens entre le racisme et l’alimentation est devenue une épopée de la nourriture. Dans la forme, le spectacle s’apparente à une messe profane, qui se termine en eucharistie. Au départ, nous ne devions être que deux sur scène : mon compagnon, qui est musicien, et moi. Je pensais cuisiner avant que le collectif ne s’agrandisse. Nous avons alors imaginé de préparer chaque soir un plat pour 200 personnes ! J’ai donc sollicité le chef camerounais Alexandre Bella Ola. Il prépare un mafé durant la représentation, parallèlement à un rituel culinaire, une cérémonie qui soigne les problèmes alimentaires des gens.
Quels sont les aliments dont vous décortiquez l’histoire ? On commence par le cacao, la banane et le sucre, puis on aborde les ingrédients du mafé : l’arachide, l’huile de palme ou le manioc.
Est-ce la première fois que vous invitez la nourriture sur scène ? Non, Afropéennes (2012), adapté d’un texte de Léonora Miano, se déroulait dans une salle de restaurant. Un chef y invitait des spectateurs à déguster le plat qu’il préparait. Dans Le Iench (2020), mon dernier spectacle, tout se passe autour du repas en famille, les comédiens mangent tout le temps. Mais c’est la première fois que je fais participer tout le public.
En quoi ce dispositif bouleverse-t-il le rapport aux spectateurs ? La préparation de ce dîner pour 200 personnes ne passe pas inaperçue. Lorsque le public arrive, les odeurs sont très présentes. Les gens ont souvent faim ! Par ailleurs, il n’y a pas de réelle conclusion ni d’applaudissements puisque nous terminons la représentation par un repas.
Vous êtes l’une des cofondatrices du collectif Décoloniser les arts. Quel est son principe, et quelles sont vos victoires depuis 2015 ? Je pense qu’on a gagné sur la question des représentations, il y a de plus en plus de personnes racisées sur les plateaux de théâtre. En revanche, la manière dont on aborde les récits en France me laisse perplexe. J’ai parfois l’impression que la question de la décolonisation est devenue un marché. Et les corps racisés des objets. Pour répondre à la demande, certains adoptent un comportement assez opportuniste.
Autophagies s’inscrit-il dans cette logique de décolonisation des arts ? Mon travail observe deux axes principaux. Parfois l’aspect documentaire prend le dessus pour mieux défendre une opinion. D’autre fois, il s’agit de formes plus hybrides, incluant d’autres disciplines artistiques (Moi et mon cheveu ou Afropéennes…). Par exemple, Autophagies est moins frontal que Le Iench, qui aborde le racisme systémique et les violences policières. Quand je parle d’eucharistie documentaire, c’est au sens propre : l’idée est de communier et de se pardonner en mangeant. De toute façon, on n’a pas d’autre choix.
Quels sont vos projets ? Mon prochain spectacle, en création au Théâtre du Nord, souligne notre responsabilité face à la consommation. Je prépare aussi un diptyque sur la présence noire durant la Seconde guerre mondiale. Il sera évidemment question des massacres perpétrés par les nazis, mais aussi des accusations de viols formulées à l’encontre des soldats afro-américains…