Les Grands Voisins
Droit de cité
Déserté en 2011, l’ancien Hôpital Saint-Vincent-de-Paul à Paris est occupé depuis 2015 par les Grands Voisins. Gérée par trois associations (Yes We Camp, Aurore et Plateau Urbain), cette ville dans la ville s’étend sur 3,4 hectares et compte un millier d’habitants. C’est à la fois une pépinière d’associations et d’entreprises, un lieu de création artistique, un foyer d’hébergement d’urgence… Une utopie ? Pas tant que ça. En filigrane, il s’agit de réfléchir à un modèle de cité écologique, sociale et solidaire. Entretien avec Marine Vever, l’une des coordinatrices du projet pour Yes We Camp.
Quand et comment le projet est-il né ? Fin 2011, le propriétaire de l’Hôpital Saint-Vincent-de-Paul, alors l’Assistance public-hôpitaux de Paris (AP-HP), a quitté les lieux. L’association Aurore s’est positionnée pour récupérer les locaux et y accueillir des personnes en difficulté. Après trois ans d’occupation monofonctionnelle, en 2015, la mairie a eu cette idée innovante d’inviter deux autres collectifs pour diversifier les usages de cette parcelle, de l’ouvrir au quartier et au-delà.
Comment présenteriez-vous Les Grands Voisins ? C’est l’expérience d’occupation temporaire d’un lieu abandonné. Nous avons inventé un village mêlant la solidarité, l’innovation et la création.
Comment ? Le site réserve des hébergements d’urgence aux SDF et réfugiés (soit près de 600 personnes). Il séduit aussi de jeunes chefs d’entreprise, des associations, des artistes et des artisans grâce à des ateliers ou bureaux à loyers modérés, entre 150 et 250 euros du mètre carré, par an.
Est-il ouvert au public ? Oui, du mercredi au dimanche. On peut s’y promener comme dans un parc, se laisser surprendre par des jeux, des installations artistiques. La saison dernière, on pouvait actionner des machines à bulles, prendre des douches de paillettes, faire du vélo pour laver son linge… Il y a aussi des cafés, des expositions, des concerts, des cours de sport, de yoga, des visites d’ateliers… Et puis, à Paris, le 14e arrondissement est plutôt bourgeois. Les riverains côtoient ici des gens qu’ils n’ont jamais croisés. Il s’agit de changer les perceptions.
Peut-on y séjourner ? Non, les habitants des Grands Voisins sont des personnes accueillies en hébergement d’urgence ou travaillant sur le projet. Depuis deux ans, on compte près d’un millier de résidents et on atteint parfois 5000 visiteurs le soir. Cela dit, on a déjà mis en place des campings urbains, accueillant des touristes ou des Parisiens.
Qui pilote ce projet ? Trois associations dont chacune a un rôle bien précis. Yes We Camp rend le site accessible à tous, et assure un programme culturel varié. Aurore le transforme en un espace de solidarité via des hébergements d’urgence. Enfin, Plateau Urbain accompagne l’occupation des lieux par des associations, chefs d’entreprise, artistes…
Quel est votre objectif ? S’agit-il d’inventer une nouvelle façon de vivre en collectivité ? Oui, mais pas seulement. Un lieu comme celui-ci, restant vacant durant des années, représente une perte considérable pour une ville comme Paris où le foncier est une denrée précieuse : les Parisiens manquent de place chez eux mais aussi d’espaces publics. Notre but est de rendre cet endroit socialement utile.
Peut-on parler d’utopie ? Oui. Mais on tient compte du monde réel. Ce lieu n’est pas pérenne mais il fonctionne. Nos villes séparent systématiquement les personnes, par des mécanismes connus. Ici, nous montrons qu’il est possible de vivre ensemble malgré nos différences.
Y a-t-il eu des interventions sur l’architecture du site ? Oui. En particulier dans les espaces extérieurs où l’on a conçu des endroits de pause, d’assises, des grands aplats de bois, des terrasses… Mais le moment le plus important demeure la construction. Ce sont des chantiers participatifs : il s’agit de travailler ensemble, avec des bénévoles ou les résidents. C’est un moyen d’être acteur du territoire plutôt que de le subir. De reprendre le contrôle sur l’espace et sur sa vie.
Quel est votre modèle économique ? Nous ne touchons aucune aide publique, sauf pour l’hébergement d’urgence. Nos recettes proviennent des petites contributions aux charges demandées aux occupants. Le reste dépend des exploitations marchandes, comme celles de la Lingerie, qui est le café des Grands Voisins.
Ce modèle est-il viable ? Oui, même si on atteint tout juste l’équilibre, il y a de bas salaires, une certaine précarité… Si on a besoin d’un soutien public, on démontre ici la fiabilité de ce modèle. Ce foncier nous est prêté à titre gracieux mais les propriétaires tirent aussi bénéfice de ces occupations.
Pourquoi ? On estime à 1 million d’euros par an les dépenses nécessaires à l’entretien d’un tel endroit abandonné. Nous accueillir permet donc une économie : nous chauffons les bâtiments, assurons la sécurité… De plus, le propriétaire gagne en visibilité sur sa parcelle, il ne possède plus un hôpital vide, mais les Grands Voisins.
Comment la gouvernance est-elle assurée ? C’est un gros sujet… En ce moment-même, nous nous réunissons à la Lingerie pour un conseil des Grands Voisins. Tous les résidents sont invités à y participer. Le pilotage est assuré par les trois structures précitées. On se réunit toutes les semaines pour prendre des décisions souvent par consensus (sur les investissements, des embauches…). Il s’agit d’assurer l’équilibre financier du projet et celui de la programmation artistique : on évite d’enchaîner des DJ sets pour attirer des publics différents, des personnes âgées comme des enfants.
Comment cela se passe au niveau de la sécurité ? On rencontre peu de difficultés à ce niveau-là. Comme en ville, les espaces publics sont propices aux frictions. Un service de médiation, plus que de sécurité, assure une cohabitation sereine entre les résidents et le public extérieur.
Vous êtes-vous inspirés d’une expérience déjà existante ? Non, nous n’avions pas de modèles, un tel croisement n’avait jamais été testé. Nous sommes d’ailleurs régulièrement contactés par des porteurs de projets, y compris à l’étranger. Nous avons créé une méthodologie permettant une duplication de notre expérience. En termes d’urbanisme temporaire et transitoire, nous sommes devenus une référence.
Durant combien de temps Les Grands Voisins vont-ils occuper les lieux ? Un nouveau propriétaire a racheté le site, l’aménageur public Paris Batignolles Aménagement. Il a pour mission de le transformer en éco-quartier de 600 logements. Nous fonctionnons par saison. La première s’est déroulée entre 2015 et 2017. La seconde, entre avril 2018 et juin 2020, marquera notre départ. Nous démarrons donc un nouveau cycle tout en côtoyant ce chantier de construction.
Cela signera-t-il la fin des Grands Voisins ? Plutôt la fin de cette occupation temporaire. Les Grands Voisins dépassent ce cadre. Un savoir-faire est apparu dans ce quartier. Beaucoup de choses ont été inventées ici. D’ailleurs, des “bébés” Grands voisins sont nés ou se développent ailleurs, portés par d’autres ou par nous.
Lesquels ? Il y a un projet à Nanterre, sur une friche urbaine, baptisé Vive les Groues, un autre à Marseille calqué sur celui-ci, dans le quartier de la Gare Saint-Charles où l’état nous a sollicités. Il doit ouvrir cet été. Ce n’est donc pas la fin d’une histoire, celle-ci continue en prenant des formes différentes. Le temporaire caractérise notre pratique, il n’y a pas de raison d’être nostalgique.
À LIRE ÉGALEMENT :
Les Grands Voisins
Paris, Ancien hôpital Saint-Vincent-de-Paul,
74, avenue Denfert-Rochereau,
lesgrandsvoisins.org
La Lingerie (bar, salle de concert et petite restauration) ouvert du mercredi au samedi, 9 h > 00 h
La Ressourcerie Créative (boutique) ouvert mardi, mercredi, vendredi : 13 h > 19 h / samedi : 11 h > 19 h / dimanche : 13 h > 19 h