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Very Good Trip

 DJ Invizable, Orange Farm Township, Johannesburg, 2015 © Chris Saunders

Dix villes, 25 auteurs, des centaines de photographies, d’archives et autant de facettes inexplorées du clubbing. A l’heure où les lumières de la nuit se sont brutalement éteintes, cet ouvrage collectif tombe à pic. Initié par le Goethe Institut*, Ten Cities offre une vision globale de la culture club, des années 1960 à mars 2020. Hors des sentiers battus (Berlin mis à part), cette somme nous guide en Europe ou en Afrique, de Nairobi à Naples, en passant par Lagos, Johannesburg… Un voyage hors-piste au fil duquel la techno s’échappe des fenêtres d’un taxi à Kiev ou vibre depuis des appartements cairotes. Au-delà d’une formidable histoire sonore, il est ici question d’urbanisme, d’une quête de liberté et de résistance vis-à-vis de l’ordre établi. Les éditeurs du livre, Johannes Hossfeld-Etyang et Joyce Nyairo, mènent la danse.

Quand ce projet est-il né ?

Johannes Hossfeld-Etyang : Il y a près de dix ans, à Nairobi. En multipliant les collaborations musicales au Goethe Institut local, nous avons remarqué que l’histoire du clubbing n’avait pas été documentée. Dans cette capitale comme dans de nombreuses villes du monde… Nous avons alors décidé d’explorer certaines régions à travers leur musique, leur vie nocturne et des lieux fédérateurs.

Quelle idée défendez-vous ?

J.H-E : L’histoire du clubbing se limite généralement à l’axe Nord-Atlantique : Détroit, Chicago, New York, Manchester, Berlin… Or, ce récit traditionnel est incomplet voire un peu ennuyeux. Nous ne pouvions pas l’envisager sans citer Lagos, Johannesbourg, Kiev ou Lisbonne. La cartographie du clubbing est bien plus large et sa physionomie plus hétéroclite qu’on le croit.

Quelle serait votre définition du clubbing ?

Joyce Nyairo : La musique et le mouvement en constituent le cœur. Il s’agit de lâcher prise, de se déguiser, de peindre sur les corps, de se sentir bien (avec ou sans aide) dans un esprit de camaraderie. D’une manière ou d’une autre, il est question d’espoir et de renouveau.

Kuduro fans performing in the neighbourhood of Sambizanga, Luanda, 2015 © Anita Baumann

Kuduro fans performing in the neighbourhood of Sambizanga, Luanda, 2015 © Anita Baumann

Le club ne se résume-t-il donc pas à la danse ? Quelles sont ses fonctions essentielles ?

J.N. : Il favorise la mixité sociale et une forme de liberté. Le clubbing à Nairobi permet par exemple d’échapper au conservatisme religieux et d’embrasser des idées progressistes. Se réunir avec des ami(e)s ou des inconnu(e) s pour se délecter de la musique, de la danse, d’une variété de boissons et de substances enivrantes vous éloigne des normes. La nuit permet de vous affranchir des interdits imposés par la société. Surtout lorsque le discours officiel contraint la liberté d’expression et la sexualité. Certains lieux sont particulièrement importants pour les jeunes (14-35 ans). Confrontés à l’altérité, ils reconnaissent le droit à l’auto- détermination, expérimentent de nouvelles façons d’être.

Ces contre-cultures influencent-elles la société ? Donnent-elles naissance à des cultures dominantes ?
J.N : Oui. Au Kenya le genge tone (hip-hop traversé d’influences dancehall) comme le rap, se répandent dans de nombreuses villes. Nairobi a exporté sa langue, son attitude, sa danse ou ses modes vestimentaires au reste du pays. Citons aussi l’afro-beat, le reggae et le dancehall, illustrant parfaitement la façon dont une culture dominante naît à partir de musiques issues des marges.

Quelles formes ces clubs peuvent-ils prendre ?

J.H-E : Leur physionomie est changeante. On peut considérer tous les espaces où les gens écoutent de la musique et dansent. Cela concerne de véritables “clubs” mais aussi des salles temporairement réaménagées, comme des pubs, des restaurants, des salons de coiffure ou, en Afrique surtout, des églises. On croise aussi des lieux mobiles tels que les felouques au Caire ou ces minibus-taxis équipés de soundsystems et d’écrans diffusant des clips, un incontournable de la vie musicale dans presque toutes les villes africaines ! Parfois, des spots éclosent spontanément à l’extérieur, sur des routes, des parkings, des plages ou des champs, comme pour les raves.

Local Kuduro event in the neighbourhood of Sambizanga, Luanda, 2015 © Anita Baumann

Local Kuduro event in the neighbourhood of Sambizanga, Luanda, 2015 © Anita Baumann

Quels sont les mécanismes favorisant l’émergence d’une scène club ?

J.H-E : Notre livre raconte dix histoires singulières, il est donc difficile de généraliser. Mais il y a un point commun : le clubbing semble irrépressible, trouvant toujours des espaces pour expérimenter la musique et les modes de vie, malgré la répression du pouvoir. C’est prégnant dans les villes où l’on peut s’approprier des endroits bon marché ou gratuits, comme à Berlin après la chute du mur.

Tous ces clubs liés à l’histoire de leur ville ont-ils une portée politique ?

J.H-E : C’est l’une des principales thèses du livre : ces endroits ont toujours été politiques. Ce sont des laboratoires pour les sociétés futures, des lieux d’expérimentation d’attitudes et de modes de vie, à rebours des normes de la société “du jour”. C’est une forme de résistance plus micro-politique que macro-politique.

Par exemple ?

J.H-E : Prenons l’essai de l’historien kényan Peter Wafula Wekesa, décrivant Nairobi dans les années 1950. Il montre qu’à l’époque coloniale, les clubs fédéraient des mouvements politiques et des syndicats. Points de chute de différentes catégories culturelles, de classe ou raciales, ils ont inspiré une société cosmopolite après l’indépendance. La musique est aussi devenue la bande originale de changements politiques majeurs, comme l’electronic dance à Johannesburg, juste après l’apartheid, la techno après la chute du mur de Berlin ou le mahraganat au Caire, lors de la révolution en 2013.

Love Parade, Kurfürstendamm, Berlin, 1994 © Tilman Brembs

Love Parade, Kurfürstendamm, Berlin, 1994 © Tilman Brembs

Suite au confinement comment vivez-vous la fermeture de tous ces établissements ?

J.N : Les innovations en ligne pendant la pandémie sont certes formidables, mais ce n’est pas la même énergie, la même expérience. Perdre le sens de la fête, ne plus lâcher prise impliquerait un changement radical dans notre relation avec autrui. Gageons que nous assisterons à un sursaut lorsque les choses reviendront à la normale ! Nous profiterions au maximum d’une liberté retrouvée, sur fond de couleurs extravagantes et de coupes de cheveux déjantées !

Quelles pourraient être les conséquences d’une fermeture prolongée ?

J.N : Si le club devenait un lieu virtuel partagé par des milliers de personnes par écrans interposés, qu’adviendra-t-il de toutes ces entreprises et métiers ? Quid aussi de la cuisine de rue, dans des villes comme Lagos et Luanda ? Ces sous-cultures liées à celle des sorties accusent le coup. Et puis, comment les artistes qui émergeaient la nuit vont-ils percer ? Les stars tireront leur épingle du jeu, mais les plus modestes souffriront d’énormes problèmes de trésorerie sans les concerts ou DJ sets. Ce ne sont pas les bénéfices générés sur Spotify, Apple Music qui sauveront les plus faibles…

* Association culturelle allemande promouvant des échanges artistiques à travers le monde.

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Propos recueillis par Julien Damien // Photos : Anita Baumann, Chris Saunders, Giovanni Calemma, José Soares e Nica, Beezer, Tilman Brembs, Spector Books

À LIRE / Ten Cities. Clubbing in Nairobi, Cairo, Kyiv, Johannesburg, Berlin, Naples, Luanda, Lagos, Bristol, Lisbon. 1960 – March 2020 (Spector Book, en anglais), ouvrage collectif dirigé par Johannes Hossfeld Etyang, Joyce Nyairo et Florian Sievers, 560 p., 40€, spectorbooks.com

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