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Sorcières mal-aimées

Beauté fatale dévoilait les injonctions sexistes de l’industrie de la mode. Avec Sorcières, Mona Chollet poursuit son analyse du contrôle social des femmes. Elle interroge une figure peuplant notre imaginaire. Traquées pendant des siècles en Europe et aux Etats-Unis, ces centaines de milliers de femmes sont devenues le symbole de l’oppression patriarcale – jusqu’à notre époque, où revendiquer son indépendance est loin d’être une évidence… Entretien.

Pourquoi vous intéressez-vous aux sorcières ? J’avais envie d’écrire sur les femmes âgées et celles sans enfants. Je tournais autour sans parvenir à engager ce travail. Puis-je me suis aperçue qu’elles renvoyaient aux sorcières… Ce livre était une manière de parler de ces “mégères” qui ne seraient pas dans l’accomplissement de leur féminité.

Comment cette figure est-elle née ? Très progressivement. Le Marteau des sorcières est un livre fondamental qui a installé le mythe. C’est un ouvrage écrit par des prêtres dominicains, sans cesse réédité. Il servit de références pour les juges dans toute l’Europe et a fixé cette imagerie du sabbat, du balai, du pacte avec le Diable… Un continent entier a cru à ces histoires complètement fantaisistes, mais qui ont fourni des raisons de tuer.

Qui étaient ces femmes accusées de sorcellerie ? Des femmes pauvres qui n’avaient pas les moyens de se défendre. Sous la torture, elles avouaient n’importe quoi. En général, il s’agissait de vieillardes ou de femmes indépendantes. Toutes celles qui n’étaient pas sous la domination d’un homme, c’est-à-dire les célibataires et les veuves.

Beaucoup étaient aussi des guérisseuses, n’est-ce pas ? Oui, elles exerçaient depuis longtemps. Elles étaient considérées comme des membres de la communauté et appréciées, étant les seules médecins disponibles pour le peuple. Elles mêlaient leurs compétences médicales à des pratiques de magie plus douteuses. Puis, elles ont commencé à être considérées comme des alliées du Diable. Leur éradication a laissé le monopole des soins à la médecine officielle, et masculine.

Quelle est la réalité des chasses aux sorcières ? L’imagerie véhiculée au cinéma et dans les dessins animés est très farfelue. N’oublions pas que ces persécutions ont vraiment eu lieu. J’ai réalisé qu’il s’agissait d’un véritable crime de masse. Les chasses aux sorcières ont servi d’exutoire à cette haine envers les femmes.

Combien d’entre elles ont péri durant ces persécutions ? Les historiens et les historiennes évoquaient dans les années 1970 plusieurs millions de victimes. Puis, les estimations ont été revues à la baisse : entre 50 000 et 100 000. Mais ces chiffres ne prennent pas en compte celles qui ont été lynchées ou sont mortes en prison.

L’expression “chasse aux sorcières” est d’ailleurs entrée dans le langage courant… Oui, quitte à souvent l’utiliser à contre-sens. Je me rappelle que certains s’en servaient pour parler des hommes accusés d’agressions sexuelles. Triste ironie…

On associe les chasses aux sorcières au Moyen-Âge, alors que celles-ci se sont principalement déroulées durant la Renaissance… C’est encore une manière de mettre à distance cette tragédie. Le Moyen-Âge est considéré comme une époque sinistre et brutale. Cela nous arrange de penser qu’une chose aussi affreuse a eu lieu durant cette période. Rapprocher ces faits de la Renaissance implique une tout autre lecture. Ce sacrifice révèle une face sombre de la modernité, du progrès et des Lumières.

En quoi cet épisode fut-il un “tournant” dans nos sociétés occidentales ? C’est un moment qui a forgé l’image de la femme “acceptable”. D’ailleurs, celles qu’on considérait comme des sorcières à l’époque sont encore mal acceptées de nos jours. A la répression se sont substituées les moqueries et les images très négatives. Par exemple, la “célibataire à chats” renvoie à la sorcière avec son animal familier. Il est aussi courant de qualifier de “sorcière” une vieille voisine un peu bizarre…

Comment la sorcière est-elle devenue une icône féministe au XXe siècle ? Elle a resurgi avec le mouvement W.I.T.C.H, apparu à New York en 1968. En hommage à ces femmes sans pouvoir, les féministes de l’époque ont décidé de les doter de pouvoirs fantasmés, cette capacité de faire peur. Elles ont transformé l’accusation de sorcellerie en revendication.

N’est-elle pas aussi un symbole de la communauté queer ? C’est une figure dans laquelle se retrouvent beaucoup de communautés marginalisées. Ainsi, les populations opprimées transforment leurs faiblesses en force.

Qui seraient les sorcières aujourd’hui ? Toutes celles qui vivent pour elles-mêmes, car c’est d’abord la liberté qui a été réprimée. Pour moi c’est la femme qui s’affirme en tant qu’individu, indépendamment des liens avec les hommes ou les enfants.

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Propos recueillis par Hugo Guyon

Sorcières. La puissance invaincue des femmes, de Mona Chollet (La Découverte / Zones) 240 p., 18 €, www.editionsladecouverte.fr

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