Home Littérature Emmanuel Poncet

A pleins tubes

© Robert Espalieu

« Il y a quelques années, je rédigeais une chronique hebdomadaire, dans Libération, intitulée Tubes à essai, se souvient Emmanuel Poncet. Or, un soir un collègue éméché m’a chopé au col, pour me hurler « Non mais t’as pas bientôt fini avec Britney Spears ?! » On a failli en venir aux mains ! » Le journaliste en rit aujourd’hui, mais y voit également une anecdote symptomatique du rapport qu’entretient une certaine intelligentsia avec les succès populaires. L’une des nombreuses questions soulevées par son ouvrage, Éloge Des Tubes. Rencontre.

Quel est le point de point de départ de votre ouvrage ?
C’est I Gotta Feeling, des Black Eyed Peas, qui m’a littéralement obsédé. Ce que j’aime, dans les tubes, c’est cette effraction. On se fait hacker le cerveau au-delà de nos belles intentions esthétiques et de notre bagage culturel. I Gotta Feeling est emblématique : un morceau viral, téléchargé sur iTunes et vu sur YouTube des millions de fois. Surtout, c’est un tube de synthèse, qui condense tous les ingrédients des titres commerciaux d’aujourd’hui : un riff de guitare, une ligne de basse accrocheuse, des exclamations de type « mazeltov ! » et une comptine « monday, tuesday ». David Guetta l’a qualifié de « hook of the hook », et c’est exactement cela : l’hameçon des hameçons. C’est très démagogique, mais ça ne me pose aucun problème. Je peux également être touché par un blockbuster intelligemment écrit et efficace.

Vous citez Phil Spector, qui clamait « Il faut que ça reste stupide ». Plus c’est con, plus ça marche ?
Oui, sauf qu’il y a con et con. Prenons Sensations, d’Arthur Rimbaud, « Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers / Picoté par les blés, fouler l’herbe menue… », ça a l’air gnangnan dit ainsi, mais les grandes œuvres d’art sont toujours sur une ligne de crête entre le coup de génie et le truc de faiseur cynique, le sublime et le ridicule, le stupide et le Beau. Les Daft Punk le racontent très bien : au moment de composer Da Funk, l’un des deux trouvait la mélodie géniale et l’autre, franchement pas terrible. Mais leurs arrangements ont fait de ce morceau un classique. Enfin, Spector a beau dire ça, il a quand même créé le mur du son, accordant un soin extrême aux arrangements. Donc c’était une stupidité raisonnée.

Peut-on prédire si une chanson sera un tube ?
Il n’y a heureusement aucun algorithme ou formule secrète. Mais certains y travaillent. Prenons l’exemple de Rihanna. Elle s’entoure d’une myriade de producteurs et compositeurs, mais pas seulement. Dans son équipe, on trouve Ester Dean, 26 ans, chargée de trouver des hooks, de noter des bouts de mélodies ou de phrases entendues dans la rue ou ailleurs. Ce sont des reflets de l’air du temps que Rihanna pourra inclure dans ses chansons. Or, la formule a ses limites : Umbrella a marché sur les dancefloors du monde entier. Mais les titres plus récents, comme S&M, sont ratés, on voit trop les ficelles. Certes, un morceau peut être mauvais et marcher, mais je crois que les auditeurs font le tri.

Nous aurions dû commencer par là : un tube, est-ce toujours un succès commercial ?
Non, pas forcément. Au moment où je vous parle, mon tube du moment, c’est Trouble On My Mind, de Pusha T avec Tyler, The Creator. Je l’ai entendu dans un magasin et il ne m’a pas quitté depuis. De la même manière que Black Eyed Peas m’avait obsédé en 2010. Comme dix ans auparavant, Kylie, Oxmo Puccino ou Antipop Consortium. Un tube renferme évidemment une définition commerciale, mais il peut également s’agir d’un hit underground, un morceau electro pointu. Je ne fais pas de distinction, et je pense que l’on est au-delà des codes esthétiques. C’est le mécanisme de la ritournelle qui me fascine.

De ritournelle, justement, il est souvent question dans l’ouvrage…
Les ritournelles se trouvent aussi bien dans un disque d’electro minimale que dans un morceau commercial. Certains psychiatres expliquent que tout se joue avant cinq ans. Est-on marqué à vie par une mélodie que l’on aurait entendu tout petit, voire in utero ? Eston à la recherche d’une pulsation originale qu’on essaie de retrouver à travers toutes ces boucles ? À quoi peut bien nous renvoyer la ligne de basse d’un Daft Punk ou d’un New Order qui nous colle des frissons ? J’aime l’idée que l’on aurait un thème musical inconscient, enfoui. Une musique que l’on chercherait toute sa vie en achetant des disques. Une variation infinie autour d’un même thème.

 

propos recueillis par Thibaut Allemand

A lire : Emmanuel Poncet, Éloge Des TubEloge des Tubes, par Emmanuel Poncetes (Éd. Nil), 234p., 18,50€

Articles similaires