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Electron libre

Pianiste de formation classique, Francesco Tristano est aussi à l’aise sur la scène d’une philharmonie qu’en club, derrière les touches d’un synthé. Du baroque à la techno de Détroit, le Luxembourgeois peut interpréter (ou remixer) un concerto de Bach ou se produire avec Carl Craig. L’onl donne carte blanche à ce chef de file du “New Classical”, pour une tournée mêlant images, sons et technologie.

Comment votre passion pour la musique est-elle née ? Grâce à ma mère, qui est une grande mélomane. D’ailleurs, à la maison il y avait un piano droit. C’était un meuble plus qu’autre chose mais aussi, je pense, un “coup stratégique”. J’étais tellement curieux que je m’y suis mis à 5 ans. Puis, j’ai grandi en écoutant tous les styles : du “classique”, des compositions plus synthétiques, Pink Floyd, Jarre… Au sortir du conservatoire, cela ne me suffisait pas de jouer des compositeurs morts… C’est vraiment la musique électronique qui m’a ouvert des portes. J’avais besoin de m’inscrire dans cette révolution esthétique.

Comment l’avez-vous découverte ? Lorsque Daft Punk a sorti Around the World en 1997, j’avais 15 ans. Je n’en étais pas forcément fan mais je voulais comprendre comment ce son était produit. Durant mes études à New York, le soir je m’enfermais dans le “music lab” de l’école au milieu des séquenceurs. C’est là que j’ai commencé à écrire des pièces pour piano très electro.

Dans l’esprit de la techno de Détroit ? Oui, je suis séduit par son côté minimaliste. Il n’est pas non plus propre à l’electro : on retrouve ce rythme rituel, répétitif, dans certaines pièces de Bach. On peut aussi citer les chants grégoriens, Satie… Pour moi, il s’agissait de trouver des structures libérées des grands développements thématiques, de trouver une force dans le détail, des petits changements de notes.

Quels seraient les liens entre musique acoustique et électronique ? L’ADN de la musique est universel, régi par les mêmes éléments : la mélodie, les sonorités, le timbre… C’est de la cuisine finalement : avec ces ingrédients on peut obtenir des résultats très différents. Cela dit, le baroque et l’electro s’appuient tous les deux sur la basse. Chez Bach, le basso continuo est un rythme qui porte toute l’harmonie et l’énergie du morceau. Le baroque est dansant, syncopé. C’est pourquoi je tiens à prolonger le répertoire ancien via les musiques actuelles.

On vous présente comme un “ovni”, parce que vous vous intéressez autant à l’acoustique qu’à l’électronique… Tous ces épithètes ne m’intéressent pas. Peu importe où l’on se place “entre l’acoustique et l’électronique”. De même, le mot “classique” ne signifie rien pour moi. Les compositeurs dits “classiques” n’ont jamais écrit de musique “classique” car le terme n’existait pas. Il est apparu beaucoup plus tard pour désigner une musique du passé. Finalement, Mozart écrivait des morceaux contemporains, populaires même. Il voulait plaire au public.

Que jouez-vous à Lille et Courtrai ? Le Concerto pour piano et orchestre de Ravel qui est une pièce incontournable. Puis je vais montrer les deux facettes de mon travail. En jouant du baroque, Bach, et mes propres compositions. Notamment Island Nation, un concerto que j’ai écrit l’an passé et joué une demi-douzaine de fois. J’ai hâte de le présenter avec Christian Schumann et l’onl.

S’agit-il aussi de mêler images et musique avec le projet Goldberg City Variations ? Oui, en nous référant même à l’architecture, très présente dans la musique. Je travaille depuis deux ans sur ce projet avec des architectes et designers graphiques. L’idée est d’édifier une ville en temps réel grâce aux 26 000 notes des Variations Goldberg.

Comme si chacune d’elle devenait une “brique” ? Absolument. On s’est inspirés de La Cité cosmique, une ébauche créée dans les années 1950 par le compositeur et architecte Xenakis. Il y décrit une cité utopique s’étalant sur plusieurs niveaux, avec des tours hautes de 2 km. C’est une esthétique très SF mais aussi poétique. On a d’abord réalisé des esquisses au crayon puis des objets en 3D grâce à des ordinateurs hyperpuissants, réagissant en direct au développement de la partition.

Que pensez-vous du travail de certains de vos confrères qui établissent aussi ce lien entre musique classique et électronique: Carl Craig qui a repris ses morceaux avec un orchestre symphonique ou Jeff Mills, par exemple ? Ce ne sont pas des puristes, ni même des puritains. Ils donnent à leur musique un nouveau souffle à travers l’orchestre, en révélant ainsi une autre profondeur. La musique est donc la même, mais il faut l’adapter, l’arranger, l’orchestrer. C’est d’ailleurs moi qui m’en suis occupé pour Carl il y a une dizaine d’années. L’album, Versus, est sorti en mars.

Aimez-vous vous produire avec des musiciens issus de la scène electro ? Vous avez joué avec Carl Craig donc, mais aussi Agoria… Oui, c’est un challenge de se retrouver sur scène avec des artistes qui ont d’autres façons de communiquer avec leur musique. Mon rôle consiste souvent à être une espèce de médiateur. Avec Carl (Craig, ndlr) et l’orchestre symphonique, mon travail fut essentiel. Sans mon intervention, les musiciens n’aurait rien pu faire. Je leur prépare avec un copiste une partition afin qu’ils puissent jouer ensemble, s’entendre. Mais quand je suis seul avec Carl, on se permet des free style. Là, on se laisse aller, on n’a plus besoin de partition !

Quelle est votre actualité ? Je viens de sortir Piano Circle Songs, en septembre. C’est un retour aux sources. Après plusieurs années à combiner electro et acoustique, j’avas besoin de revenir à quelque-chose de plus intime : ici je suis seul avec mon piano.

Comment l’avez-vous composé ? En grande partie dans mon studio où il y a 25 synthés, ce fut très dur de ne pas les allumer (rires) mais j’ai vraiment voulu en faire abstraction et me concentrer sur l’écriture, les mélodies, l’harmonie… Je le joue en live dans des lieux assez spéciaux. Il y aura en septembre 2018 une version remixée, qui prolongera ce projet dans sa dimension électronique, mais aussi une version pour piano et orchestre : il s’agit là de donner la parole à différents médiums mais avec la même musique. Je veux montrer qu’on peut la faire vivre de plusieurs façons.

Et prouver que la musique est sans frontières… Elles n’existent que si on les considère. Pour ma part, la musique n’en a pas.

Propos recueillis par Julien Damien
Concert(s)
Francesco Tristano
Lille, Nouveau Siècle
09.12.2017 à 18h3050>5€
Orchestre National de Lille & Francesco Tristano
Courtrai, Schouwburg Kortrijk

Site internet : http://www.schouwburgkortrijk.be

08.12.2017 à 20h1529>21€

Programme : Tristano : Goldberg City Variations // Ibert : Ouverture de fête // Ravel : Concerto pour piano et orchestre, en sol majeur // Tristano: Island Nation Concerto (dir. : Christian Schumann, piano : Francesco Tristano)

A écouter : Piano Circle Songs (Sony Classical) // Versus (Carl Craig et Francesco Tristano / InFiné)

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© Thomas Jean