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Retour de Corée du Nord

Stéphan Gladieu (c) Julien Damien

Entre 2017 et 2020, Stéphan Gladieu s’est rendu à cinq reprises en Corée du Nord, principalement à Pyongyang et ses environs. Le photographe français n’a pas cherché à prendre des clichés volés révélant le totalitarisme à l’œuvre, non. Il s’est plutôt intéressé au quotidien des “invisibles” de ce pays énigmatique : ses habitants. De ses voyages est d’abord né un livre, aujourd’hui suivi par une exposition. Présentée au Musée de la Photographie de Charleroi, celle-ci révèle des portraits fascinants (voire surréalistes) et un regard inédit sur la dernière grande dictature communiste.

Pourquoi vous êtes-vous intéressé à la Corée du Nord ? Parce qu’il y a un paradoxe énorme entre la couverture médiatique dont bénéficie ce pays et l’invisibilisation de sa population. On ne parle que de Kim Jong-Un, des tensions internationales, d’armes nucléaires mais finalement très peu de ce peuple, alors que 25 millions de personnes vivent tout de même ici. Ce sont ces gens qui m’intéressaient.

Comment envisagiez-vous cette série ? L’idée principale est de travailler sur l’identité, dans un pays où l’individu est totalement dissout dans le collectif. Ici le portrait n’existe pas. Quand vous rentrez chez les habitants, il n’y a pas d’album de famille. On existe seulement dans le collectif : on vous photographie en groupe à l’école, à l’armée, dans les usines… J’avais vraiment envie de mener ce projet d’un point de vue humaniste, de simplement savoir qui étaient ces gens, leur donner un visage.

Centre commercial Kwangbok. Pyongyang, Corée du Nord © Stéphan Gladieu courtesy School Gallery / Olivier Castaing

Centre commercial Kwangbok. Pyongyang, Corée du Nord
© Stéphan Gladieu courtesy School Gallery / Olivier Castaing

Comment avez-vous travaillé sur place ? J’ai eu la chance de pouvoir effectuer cinq voyages répartis sur trois ans, travaillant sur les demandes d’autorisation en amont et négociant chaque fois les lieux dans lesquels j’allais pouvoir bosser. A partir du moment où je me trouvais dans un endroit donné, j’étais toujours accompagné par les autorités locales, mais n’ai jamais rencontré de difficultés pour réaliser mes portraits. J’ai travaillé avec un studio portable. En gros, il y avait deux cas de figure : celui de l’unité de temps et de lieu bien définie, par exemple un hôpital, une école, une usine, un parc aquatique, un magasin… Je pouvais choisir les arrière-plans et les gens, leur demander s’ils acceptaient d’être photographiés. Le deuxième cas de figure, c’est celui de la rue : je décidais de l’arrière-plan et attendais de voir qui passe, lors d’une démarche plus aléatoire et selon un temps plus réduit.

Y-a-t-il eu un contrôle sur vos clichés ? Non. A partir du moment où les autorités se sont engagées, et c’est valable pour l’ensemble de l’Asie, elle disent très rarement non. Mes accompagnateurs étaient donc complices de la photographie.

Quel fut votre parti-pris esthétique ? J’utilise toujours le même procédé, ce j’appelle le “portrait miroir”, reprenant les codes de l’iconographie religieuse : les sujets sont placés au centre de l’image, photographiés de façon frontale. L’image est colorée et facile à comprendre, elle permet de véhiculer un message de façon directe : c’est un face-à-face avec la personne photographiée, on en apprend ainsi autant sur nous que sur elle.

Stéphan Gladieu. Serveuses du bateau-restaurant au pied de la tour du Juche. Pyongyang, Corée du Nord © Stéphan Gladieu courtesy School Gallery / Olivier Castaing

Stéphan Gladieu. Serveuses du bateau-restaurant au pied de la tour du Juche. Pyongyang, Corée du Nord
© Stéphan Gladieu courtesy School Gallery / Olivier Castaing

Pourquoi parlez-vous souvent “d’image iconique” ? Je parle ici de la construction visuelle d’une icône et de sa symbolique, de son pouvoir. Ce type de représentation a été créé par les orthodoxes et les catholiques. C’est une image rectangulaire, horizontale. Elle est facile à lire, chatoyante et véhicule un message permettant d’adhérer à une idéologie religieuse. Cette simplicité lui donne toute sa force. Ce format spécifique a été repris pour assurer la propagande des états communistes ou encore dans la publicité américaine. Cette codification visuelle a donc successivement vendu une idéologie religieuse, puis politique et enfin marketing. Moi, j’essaie de servir une idéologie humaniste. Il n’y a pas de message politique ici, il s’agit de mettre en lumière des gens normaux qu’on ne voit jamais. Je joue aussi sur le rapport entre réalité et irréalité, créant un contraste entre le premier plan et l’arrière-plan, toujours très important pour moi. J’aime bien les accidents. Mais au final je photographie le monde réel, ce n’est pas un travail conceptuel.

Entraînement au stand de tir. Pyongyang, Corée du Nord © Stéphan Gladieu courtesy School Gallery / Olivier Castaing

Entraînement au stand de tir. Pyongyang, Corée du Nord © Stéphan Gladieu courtesy School Gallery / Olivier Castaing

Vous jouez donc avec les codes esthétiques de la propagande nord-coréenne. S’agissait-il aussi de les prendre à leur propre jeu ? De dénoncer ce contrôle de l’image ? Ni l’un ni l’autre, je n’ai pas cette prétention de vouloir les piéger. Au contraire, je suis allé en Corée du Nord avec beaucoup de respect. C’est leur propagande, leur opinion, leur pays et je ne me pose pas en juge. Je suis simplement là pour l’observer, essayer de la retranscrire, de façon subjective et artistique, pour ensuite la partager. Pour moi, au final, l’intérêt de ce choix esthétique était double : d’une part il renforçait cette sensation visuelle correspondant à mon ressenti sur place, et d’autre part il rendait aux Nord-Coréens l’image plus lisible. Quelque part, je devenais presque compréhensible.

Pourquoi “presque” ? Parce qu’on ne partage malgré tout aucun référent, ni social, ni politique, ni religieux, ni familial…

Il ne s’agissait pas non plus de sublimer la propagande, n’est-ce pas ? Non, d’une certaine façon j’ai surjoué ses codes. En résulte un aspect surréaliste, semblant nous projeter dans une telenovela mexicaine, mais qui correspond à leur mode de vie, leur théâtralisation. Les Nord-Coréens ne se mettent pas en scène pour les photographes ou la poignée d’étrangers entrant dans leur pays, c’est juste leur quotidien.

Un couple marié au Zoo Central, Pyongyang, Corée du Nord © Stéphan Gladieu courtesy School Gallery / Olivier Castaing

Un couple marié au Zoo Central, Pyongyang, Corée du Nord
© Stéphan Gladieu courtesy School Gallery / Olivier Castaing

Comment les habitants ont-il réagi face à votre démarche ? Il y a d’abord eu une grosse surprise, mêlée parfois à de la fierté, de l’amusement, sachant tout de même que si j’étais là, c’est parce que j’étais autorisé à l’être, il n’y avait donc pas de piège. Au final c’était relativement simple, même si une personne sur trois a refusé de se prêter au jeu.

Qui sont ces gens que vous avez photographiés ? Difficile de le dire, mais de par les quelques échanges que j’ai pu avoir avec elles, j’étais face à des personnes extrêmement fières, éduquées, assez douce et je dirais presqu’enfantines. Ce régime infantilise énormément sa population. Le leader est le père de la nation, au sens premier du terme, mais à un niveau que nous, Occidentaux, avons du mal à imaginer.

Pourquoi ? Parce qu’historiquement, nous ignorons ce qu’ils ont vécu : la répression chinoise, japonaise, russe, soviétique puis la guerre de Corée qui fut d’une violence extrême… Ce peuple a été martyrisé par le monde extérieur, et vit désormais dans une paranoïa tout à fait compréhensible. C’est aussi cela qui m’a poussé à mener ce projet. Ce régime perdure depuis plus de 70 ans. Pratiquement toutes les grandes dictatures africaines, sud-américaines et même de l’Europe de l’Est se sont éteintes car il y a eu des révolutions. En Corée du Nord, non. Pourquoi ? Selon moi parce que cette population est plus effrayée par le monde l’extérieur que par son propre gouvernement, malgré tout ce qu’il lui fait subir.

Monument à la fondation du Parti des travailleurs, Pyongyang, Corée du Nord. © Stéphan Gladieu courtesy School Gallery / Olivier Castaing

Monument à la fondation du Parti des travailleurs, Pyongyang, Corée du Nord. © Stéphan Gladieu courtesy School Gallery / Olivier Castaing

Pourtant, on observe des gens sourire à travers certaines de vos photographies… Oui, c’est assez étonnant. Lors de son discours marquant le trentième anniversaire de la chute du mur de Berlin, Angela Merkel, qui a grandi en RDA, a dit quelque chose qui m’a énormément touché : en substance, qu’il était très difficile pour les gens n’ayant jamais vécu sous une dictature de comprendre… qu’on peut y être heureux. Même si l’on vit un stress intérieur très fort, sentant que le contrôle est omniprésent, on a malgré tout besoin de moments de félicité, de bonheur. C’est vital, et humain.

Qu’est-ce qui vous a le plus marqué lors de vos séjours sous cette dictature ? Je citerais le propos d’un de mes guides, qui m’a dit un jour : ” tu sais, le pays est en train de changer, l’argent commence à arriver (car les Chinois ne respectent plus l’embargo). Je vois ce qu’on va gagner, mais j’ai surtout peur de ce qu’on va perdre”. Je pense que les Nord-Coréens sentent que le monde extérieur finira par gagner le pays, qu’il va y avoir une porosité et ça les effraie plus que tout. Nous avons une vision de la Corée du Nord très effrayante, or ses habitants ont tout aussi peur de nous. C’est à la fois touchant et perturbant. Ils sont près à vivre sous cette dictature plutôt que de suivre notre modèle. Bien sûr il ne faut pas être naïf, des gens la fuient, mais ça reste très compliqué tout de même…

Les Nord-Coréens perçoivent-ils réellement notre monde ? Leurs dirigeants et l’intelligentsia ont étudié à l’étranger, en Chine ou même en Suisse comme Kim Jong-Un, et connaissent très bien la mondialisation, ce qui se passe en Europe, aux Etats-Unis. Ensuite il existe depuis peu une classe intermédiaire, qui a fondé des entreprises mixtes avec la Chine. Ceux-là importent des clés USB contenant des musiques, des films… Autre exemple : en 2017 j’ai croisé un seul type avec un téléphone portable. En 2020, on voyait des gamins avec des portables partout dans le métro, avec un réseau intérieur et contrôlé, certes, mais on observe une propagation de nos habitudes…

A LIRE ICI/ LA VISITE DE L’EXPOSITION

Propos recueillis par Julien Damien
Informations
Charleroi, Musée de la Photographie

Site internet : http://www.museephoto.be

28.01.2023>21.05.2023mar > dim : 10h-18h, 8 > 4€ (gratuit -12 ans)
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