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Préjugés, mode d'emploi

Jeanne Guérout et Xavier Mauduit © Philippe Quaisse

Les roux sentent mauvais, les Tsiganes sont des voleurs de poules et d’enfants, les Arabes sont violents, les Allemands des ploucs, les homosexuels efféminés… Oui, les préjugés ne sont généralement pas tendres, et plutôt du genre tenace. Rien ni personne ne leur échappe – pas même le porc, injustement balancé avec une foule d’individus lubriques. Mais d’où viennent-ils ? Comment traversent-ils les siècles ? Dans Histoire des préjugés, ouvrage co-dirigé par Jeanne Guérout et Xavier Mauduit, historiens et historiennes de tous bords dissèquent une cinquantaine de ces jugements préconçus, mais pas définitifs – enfin, à priori…

Pourquoi s’intéresser aux préjugés ? lls sont peu étudiés, alors qu’on en a tous, d’autant plus à l’heure des réseaux sociaux, de la surabondance médiatique… Face à ce déchaînement d’informations, on a tendance à chercher des raccourcis. C’est le propre du préjugé : résumer en trois mots un être humain, un pays ou même un animal comme ce pauvre cochon, injustement taxé d’être lubrique et sale… C’est une réponse facile à un monde de plus en plus complexe. En effet, se confronter à l’autre, la différence, demande un travail, sur soi notamment. Par ailleurs les crises, qu’elles soient sanitaires ou économiques, réveillent ces idées. Durant la pandémie de Covid on a vu des gens s’écarter dans la rue dès qu’ils croisaient une personne d’origine asiatique !

Serions-nous de plus en plus sectaires ? On constate une évidente montée des sectarismes, du repli identitaire. Ça m’amuse toujours lorsque je feuillette des magazines de voir les végans d’un côté, les queers de l’autre… tout le monde a une nouvelle identité, mais une seule, comme si elle nous définissait complètement ! Cette attitude intransigeante de communautés toujours plus nombreuses nous pousse à nous accrocher à des préjugés et nous fermer aux autres.

Ce qui est paradoxal à l’ère des réseaux sociaux, des smartphones… Oui, on n’a jamais autant communiqué et, pourtant, on assiste à une crise de la parole, devenue très agressive. Tout le monde s’improvise expert de tout, il y a une surenchère de la critique, de la vindicte. Sans parler du harcèlement, cause de nombreuses tragédies, à l’image de la mort du petit Lucas. D’ailleurs on déplore aujourd’hui quatre fois plus de suicides chez les adolescents homosexuels que chez les hétérosexuels. Dès le plus jeune âge, ils intériorisent l’idée qu’ils sont anormaux…

Quelle serait votre définition du préjugé ? C’est un jugement, une idée préconçue partagée par les membres d’un même groupe à l’égard d’autres individus. Il est difficile de combattre ces opinions dans la mesure où elles sont imposées par notre milieu, l’époque, le contexte socioculturel dans lequel on grandit. Les préjugés nous sont littéralement inculqués.

Donc inéluctables ? En tout cas, le préjugé est inhérent à la condition humaine. L’individu, pour se situer dans la société, a besoin de catégoriser ce qui l’entoure. L’être humain est submergé d’informations dès sa naissance, et doit donc simplifier, hiérarchiser. Le stéréotype arrive ensuite : c’est l’Allemand avec ses Birkenstock-chaussettes. Puis vient le jugement : l’Allemand est un plouc ! L’étape ultime, c’est bien sûr la discrimination. Le danger survient lorsque le préjugé porte atteinte à la dignité d’autrui, avec les conséquences tragiques que l’on sait : les pogroms, les lynchages…

Parmi les préjugés étudiés dans ce livre, il est question des fameux Gaulois réfractaires… Certes, on a tous Astérix en tête… Mais loin d’être réfractaires, les Gaulois ne se sont pas révoltés et ont plutôt bien accueilli les Romains. Alors, pourquoi seraient-ils bagarreurs ? Depuis longtemps, les Gaulois commerçaient avec les Etrusques, les Grecs et les Romains, en important notamment du vin. En échange, ils leur proposaient des esclaves qu’il fallait bien capturer ! Tous les petits États qui se partageaient la Gaule guerroyaient pour capturer des individus à revendre. Donc, oui, ils se battaient, pour une raison pratique, et non à cause de leur tempérament. C’est donc un préjugé utilisé à tort et à travers, notamment en ces temps de manifestation…

Certains préjugés ont la peau dure, comme celui décrivant les femmes comme “hystériques”. D’où vient-il ? D’après l’historienne Yannick Ripa, il naît dans la Grèce du cinquième siècle avant J.-C. On le “doit” au grand médecin Hippocrate et à sa “théorie des humeurs” sur laquelle la médecine s’est appuyée durant des siècles. Celle-ci affirme que toute la femme est dans l’utérus. “Hystérie”, étymologiquement, vient de là. Cette théorie présente le corps comme un équilibre entre quatre fluides : le sang, la bile jaune, la bile noire et le flegme. Chez la femme, le moindre déséquilibre, en l’occurrence un mauvais écoulement du sang, entraînerait des sautes d’humeur et des maladies. Elle est donc réduite à son sexe.

Ce préjugé ne date pas d’hier et a pourtant traversé les siècles… jusqu’à nous ! Oui, étonnamment cet énoncé pseudo-scientifique sera repris durant plus de deux millénaires. Il est encore validé au XVIIIe siècle par les philosophes des Lumières. Diderot, pourtant l’encyclopédiste par excellence, plaint le sexe féminin d’être gouverné par sa sensibilité… Au XIXe siècle, la science cautionne et répand cette idée, sous l’impulsion de Charcot. Celui-ci dirige la Salpêtrière et met alors en scène les états convulsifs des patientes, quasiment érotisés, il les photographie, invite des visiteurs… et contribue à la diffusion de cette opinion. On voit même naître une comptine enfantine : “toutes les femmes sont folles, excepté ma bonne qui fait des tartes aux pommes”. C’est inculqué dès l’enfance ! Aujourd’hui, le féminisme a tout de même fait reculer ce préjugé, mais il persiste. On l’a constaté par exemple en 2007 lors du débat d’entre-deux tours de l’élection présidentielle, entre Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal, laquelle aurait “perdu ses nerfs”. Tout cela est problématique, car proclamer qu’une femme est folle, c’est une façon de lui refuser toute place dans l’espace public, lui interdisant durant des siècles le droit de vote ou l’accession au pouvoir…

Parmi les préjugés aux conséquences terribles, il y a aussi celui ayant trait à “la servilité par nature des Noirs”… Oui, c’est la malédiction de Cham qui, comme le rappelle l’historien Ousmane Traoré, est un mythe repris par le judaïsme, le christianisme et l’islam. Selon ce récit, Cham, le plus jeune fils de Noé, a surpris son père ivre et nu, déclenchant sa fureur. Noé a alors maudit sa descendance, condamnant le peuple noir à la servitude éternelle… Toujours selon cette malédiction, les Noirs auraient également été affublés d’organes génitaux surdéveloppés, soulignant leur nature libidineuse. Au milieu du XIXe siècle, des médecins affirmeront que leur érection reste toutefois “molle”… Ce préjugé a été adapté pour rassurer les Blancs.

Joséphine Baker portant une ceinture de bananes en 1926 © Waléry

Joséphine Baker en 1926 © Waléry

Quel est le but du préjugé ? Il n’apparaît jamais gratuitement. C’est une histoire de domination : des hommes sur les femmes, des colonisateurs sur les colonisés… L’objectif est de justifier et même de légitimer cette domination. Ici, les Noirs comme les femmes sont réduits à leur corps, et on nie leur faculté de penser. Plus terrible encore, cette domination repose aussi sur le consentement des victimes, qui se persuadent que le préjugé est fondé : “je suis une femme, je ne pourrai donc jamais prétendre à ce genre de fonction…” Mais parfois, certains parviennent à en faire une force, comme Joséphine Baker. Dans les années 1920, elle se joue de la prétendue sauvagerie des Noirs en sursexualisant son corps. Elle a ainsi transformé un préjugé tenace en symbole de liberté, de revendication et de fierté.

Plus léger, on apprend aussi par la plume Michka Assayas qu’entre les Beatles et les Rolling Stones, les voyous ne sont pas ceux qu’on croit… Oui, les Beatles seraient des garçons proprets, bien bourgeois, tandis que les Stones seraient des sauvages. En fait, c’est tout le contraire ! Les Beatles sont originaires de Liverpool et de milieux modestes. A leur débuts ils étaient fagotés comme des blousons noirs, avaient les cheveux gominés et John Lennon n’était pas le dernier pour se battre… C’est Brian Epstein, leur manager, qui leur imposera une nouvelle coupe de cheveux, un nouveau look et surtout une autre attitude, tout en sourires, afin de séduire les foules et ne pas effrayer les parents. Les Stones, eux, viennent d’un milieu plutôt aristo, à Londres. Mais là aussi, ils seront transformés par la grâce d’un seul homme : Andrew Loog Oldham, ancien attaché de presse de Brian Epstein, qui les présente comme d’insolents beatniks, soit l’exact opposé des Beatles !

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Encoreunestp, Noti Tweety © Grégory Brandel

Encoreunestp, Noti Tweety © Grégory Brandel

Propos recueillis par Julien Damien / Photo : Jeanne Guérout et Xavier Mauduit © Philippe Quaisse

À lire / Histoire des préjugés, sous la direction de Jeanne Guérout et Xavier Mauduit (Les Arènes) 480 p., 26€ arenes.fr

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