Home Littérature Les Dessous du maillot de bain

Pudeur et décadence

À Washington en 1922, un policier mesure la distance du genou au costume de bain

C’est un petit bout de tissu qui couvre de grands enjeux. Parmi les vêtements “politiques”, entre le soutien-gorge et le pantalon, le maillot de bain s’est imposé comme un symbole d’émancipation. D’injonctions, aussi, standardisant de nouvelles formes de beauté. C’est ce que dévoile Les Dessous du maillot de bain, passionnant essai signé par Audrey Millet. Depuis l’apparition des premières tenues de plage jusqu’aux débats sur le burkini, cette ancienne styliste devenue historienne raconte « une facette de l’histoire complexe du corps, en particulier féminin ». Ou comment les libertés se mesurent à l’aune de centimètres carrés de peau dénudée.

Ce fut un long chemin. Avant de profiter des joies simples de la plage, l’humanité aura d’abord dû vaincre sa peur de l’eau, synonyme de danger et de mort. Il faudra attendre la fin du XVIIIe siècle (celui des Lumières) pour prendre conscience de ses vertus hygiéniques et médicales. Arrive ensuite la révolution industrielle. Dans le monde occidental, la bourgeoisie fuit la puanteur nouvelle des villes pour gagner le littoral, emmenant dans ses valises la “civilisation” : casinos, théâtres, restaurants. C’est l’heure des premières baignades… bien plus agréables lorsqu’on est un homme, il faut dire.

Audrey Millet © Éric Morelle

Audrey Millet © Éric Morelle

Combinaison gagnante

Si le corset disparaît peu à peu du dressing (pas très pratique pour travailler), les robes longues en laine sont en effet de rigueur au bord de la mer. « Pour que les femmes puissent revêtir une tenue de bain plus pratique, il a fallu affronter la police du regard imposée par le patriarcat », observe Audrey Millet. Le sport jouera un rôle majeur. « On pourrait même dire que le maillot de bain est né dans un tribunal sur fond de compétition ». En 1907, la championne de natation Annette Kellermann est accusée d’impudeur. L’Australienne est arrêtée à Boston pour “indécence” à cause de sa combinaison moulante. Las. Le juge fait jurisprudence en statuant en faveur de l’argument sportif. Le maillot de bain est né… et devient un marché.

Idéal de beauté

L’avènement du deux-pièces et du bikini (une invention française) dans les années 1930, puis du monokini et consorts demeure synonyme de libération des corps. Pas forcément d’insouciance. « Le découvrement n’a pas eu que des conséquences heureuses pour les femmes », note Audrey Millet. De nouvelles injonctions apparaissent en même temps que l’industrie textile impose ses tailles (S, M, L) et que les magazines féminins vendent un idéal impossible à atteindre. Le corps est devenu un objet de consommation comme un autre et, de cette chair imparfaite, il faut chasser la graisse à coups de régime, d’heures à la salle de sport ou de crèmes cosmétiques. Bref, « il faut souffrir pour être belle ».

Regard de travers

Le maillot de bain a façonné un nouveau style de beauté. On assiste à une « standardisation de l’identité féminine ». D’ailleurs, ce modèle a-t-il tant évolué ? « Regardez la silhouette de Kim Kardashian : une poitrine, de grosses hanches et une taille fine… comme au XIXe siècle à l’intérieur d’un corset ! ». On est passé de l’invisibilisation des corps à leur exhibition, voire leur hyper-sexualisation. « Un extrême en amenant toujours un autre » surgit le burkini… qui n’a rien de traditionnel puisqu’inventé en Australie (encore) en 2006, par Aheda Zanetti, styliste d’origine libanaise. Dans un contexte de défiance à l’égard des immigrés du Moyen-Orient (suite aux attentats de Bali en 2002), le gouvernement joue l’ouverture et recrute des sauveteurs en mer d’origine syrienne, palestinienne, libyenne… Mais les hommes jugent la tenue de leurs consoeurs inappropriées. Une fois encore, « c’est le regard sexué qui guide le comportement des femmes en public ». Pourtant, le maillot de bain pourrait aussi devenir un « symbole féministe », assure Audrey Millet, car « synonyme de réappropriation de son propre corps ». En tout cas, vous ne le porterez plus jamais de la même façon…

A LIRE ICI / L’INTERVIEW D’AUDREY MILLET

Julien Damien // Photo : © Bill Norton, Alamy

À lire / Les Dessous du maillot de bain, une autre histoire du corps, Audrey Millet (Éditions Les Pérégrines), 280 p., 20€, editionslesperegrines.fr

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