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Fougue sentimentale

Bouli Lanners © Julien Damien

Phil s’est exilé dans une petite communauté presbytérienne sur l’île de Lewis, au nord de l’Écosse. Une nuit, le Belge est victime d’un AVC et perd la mémoire. Millie, austère quinquagénaire résidant dans cet endroit isolé, va lui faire croire qu’ils étaient en couple… Ainsi débute L’Ombre d’un mensonge, histoire d’amour hors norme écrite, interprétée et filmée par Bouli Lanners. Pour son cinquième long-métrage, le Liégeois signe une romance tout en pudeur et sensibilité, doublée d’un magnifique portrait de femme – ici incarnée par la Britannique Michelle Fairley. Entretien avec un monument du cinéma belge, où il sera question de peinture, de sentiments, d’imposture et de décroissance. 

Comment ce film est-il né ? D’un vieux rêve que je nourris depuis 20 ans : tourner un film en Écosse. J’ai une relation fusionnelle avec ce pays où je vais chaque année. Après Les Premiers, les derniers, je voulais aussi marquer une rupture dans mon travail, mais je ne savais pas quelle histoire raconter. Au départ j’avais acheté les droits d’un roman pour réaliser un thriller. Mais en relisant le bouquin je me suis rendu compte qu’il était vraiment mauvais. Je me suis alors installé sur l’île de Lewis, où j’ai des amis, et me suis remis à l’écriture.

Quel fut l’élément déclencheur ? Le morceau Wise Blood des Soulsavers. J’ai rapidement compris que je n’avais pas envie de filmer un polar mais une histoire d’amour. Les paysages de l’île m’ont beaucoup inspiré. Ce décor renvoie à l’imagerie du XIXe siècle, cette confusion temporelle ajoutait du romantisme au récit. J’avais un peu peur de me lancer, car écrire une mauvaise histoire d’amour c’est la pire chose au monde, bien plus grave qu’une comédie ratée ! Mais je pense avoir l’âge pour aborder ce sujet.

Pourquoi incarner vous-même le personnage de Phil ? Ce n’était pas mon choix initial. Je cherchais un comédien avec un physique particulier qui ne formerait pas un couple glamour avec Michelle Fairley. Il nous fallait donc quelqu’un dans la cinquantaine, éventuellement un peu gros. Et là, ma directrice de casting m’a dit : « on en a un sous la main… c’est toi ! ». A partir de là je me suis réapproprié le personnage de manière plus personnelle. Millie est un peu l’avatar de mon épouse…

Paradoxalement vos personnages semblent enfermés dans ces vastes espaces… Oui, c’était le challenge. J’ai situé le récit sur cette île, au sein d’une communauté presbytérienne pour montrer à quel point cette femme se sent prisonnière, psychologiquement et géographiquement. Techniquement, j’ai joué sur la profondeur de champ et réalisé beaucoup de plans séquences. Pour tout dire, ce n’était pas un parti pris. Nous avons été soumis à des obligations financières, le temps de tournage a été réduit de 42 à 30 jours, il fallait donc faire vite. Mais cela a influencé la forme du film, la contrainte est parfois positive.

L’île de Lewis est un endroit très particulier, n’est-ce pas ? Oui, c’est le siège de l’église presbytérienne, une forme de protestantisme radical au sein duquel il y a plusieurs chiismes. Différentes communautés vivent le long des côtes. Je me suis rendu chez les plus radicaux mais j’ai été bien reçu. Pour eux, le mensonge est le pire péché au monde – ce qui explique le sentiment d’oppression que ressent le personnage de Millie. Là-bas, raconter une histoire c’est déjà mentir, donc dès le début ils m’ont prévenu : « ton film, on n’ira jamais le voir ! ». En même temps ils ont mis une maison à ma disposition sur l’île. Ils sont austères, mais très ouverts.

Ce film est aussi un joli portrait de femme… Oui, je voulais mettre en avant un personnage féminin. On m’a d’ailleurs souvent reproché cette absence dans mes films. Il est vrai qu’en général je présente des gens qui souffrent du manque de femmes : dans Les Géants par exemple, mes héros sont privés de mère. Ici, je me suis donc bien rattrapé !

Clovis Cornillac fait aussi une petite apparition dans le film… C’est mon vieux copain ! Je lui ai demandé si ça l’intéressait de passer trois jours dans le trou du cul du monde. Il m’a dit oui tout suite, sans même lire le scénario ! Il joue le rôle de mon frère et ça fonctionne à merveille car on se connaît très bien. Et puis on porte tous les deux la barbe…

Comment le tournage s’est-il déroulé ? Dans des circonstances assez difficiles. Nous avions obtenu peu de financements, il faisait froid, puis il y a eu le Covid, le Brexit… En même temps c’était hyper enrichissant. Nous avions l’obligation contractuelle de tourner avec des Ecossais. Je me suis donc retrouvé avec peu de gens de mon équipe originelle, mais comme je voulais marquer une rupture c’était intéressant.

Comment avez-vous appréhendé le fait de jouer et de diriger les acteurs en anglais ? Comme une angoisse supplémentaire. J’avais très peur qu’on se moque de moi, car je ne suis pas anglophone. Et puis Michelle et moi avons obtenu ce prix d’interprétation à Chicago, ça m’a rassuré, un peu comme un visa.

Vous sentez-vous d’ailleurs plus à l’aise devant ou derrière la caméra ? Je suis toujours hanté par le syndrome de l’imposteur, qui parfois s’amenuise lorsque je reçois un prix. Mais avec l’âge, je me sens un peu plus légitime en tant que comédien et metteur en scène. Et puis maintenant on me propose de plus beaux rôles, je tourne avec Dominik Moll (pour La Nuit du 12), Thomas Lilti (la série Hippocrate), Claire Burger… Une nouvelle étape est en train de démarrer pour moi.

Vous êtes passé par l’Académie royale des beaux-arts de Liège. En quoi cette formation a-t-elle influencé votre mise en scène ? Je peins depuis toujours, en particulier de grands paysages industriels. Dans chacun de mes films il y a des références aux peintres, bien plus qu’aux cinéastes. Pour celui-ci je me suis inspiré des paysages anglais de John Constable, de William Turner mais aussi de l’Américain Andrew Wyeth, notamment pour les intérieurs.

Quel regard portez-vous sur votre carrière ? Au moment de la sortie d’Ultranova vous déclariez que « ce premier film sera peut-être aussi mon dernier », comme si vous étiez un outsider… Je suis clairement un outsider, je n’ai jamais imaginé exercer ce métier, je voulais être peintre. Je me suis retrouvé à jouer totalement par hasard et j’étais très mauvais au début. Si j’ai pu continuer, ce n’est pas parce que j’étais bon mais parce que j’étais gros, d’où mon surnom. Car à l’époque on cherchait des physiques comme le mien. J’ai donc appris sur le tas avec des petits rôles me permettant de survivre…

Justement, quels furent vos débuts ? J’ai eu la chance de démarrer à une époque où le cinéma belge n’était pas encore une industrie mais un oxymore, comme “fromage américain ” ou “humoriste luxembourgeois “. C’était le Far West ! Plus des trois quarts des gars que je croisais sur les plateaux n’avaient aucune formation.

Pourquoi ? Parce que le cinéma belge a été amputé d’une partie de son histoire. Entre 1939 et 1967 il n’y a pas eu de tournage dans le pays. Après la Seconde Guerre mondiale, le plan Marshall a imposé à la Belgique de ne pas produire de voitures… ni de films. Quand on imagine tout ce qui s’est déroulé en France durant la même période, avec la Nouvelle Vague par exemple… Cela s’est réveillé avec André Delvaux ou Harry Kümel et des œuvres très pointues. Le cinéma belge s’est démocratisé bien plus tard. Selon moi le déclic s’est produit au tournant des années 1990 avec Toto le héros de Jaco van Dormael, où j’ai obtenu mon premier rôle. Puis la sortie de C’est arrivé près de chez vous avec Benoît Peolvoorde. J’avais 23 ans à cette époque, j’étais là au bon moment.

Avant le cinéma, il y a aussi eu la télévision… On est tous passé par là en Belgique. Pour moi ça a commencé avec Rox Box, une émission animée par Ray Cokes sur la RTBF, en 1984. Je jouais dans des petits sketches, des “claps” de quelques secondes, puis j’ai participé aux Snuls qui furent très importants : ça été l’affirmation d’une identité belge, revendiquant son accent. Avant on nous le gommait, à cause des co-productions françaises. C’était mal vu…

Il y a aussi une constante dans votre travail : votre regard mélancolique… Oui, j’ai toujours été mélancolique, sans être passéiste. Aujourd’hui, dans ce monde au bord du basculement, c’est devenu un sentiment extrêmement puissant…

Quels sont vos projets ? Je vais jouer dans Nature humaine, que j’adapte moi-même du roman de Serge Joncour. C’est une histoire d’amour qui raconte en creux l’effondrement de la vie paysanne, toutes ces mauvaises décisions qui ont détruit l’agriculture, pour la déshumaniser sur l’autel du productivisme. Il y a une dimension politique qui touche mes convictions. Je n’ai auparavant jamais évoqué mes opinions mais le monde change, il faut s’adapter.

Vous êtes en faveur de la décroissance n’est-ce pas ? Aujourd’hui, nous sommes dans une frénésie de croissance et de productivisme, on a changé radicalement notre façon de cultiver. Les agriculteurs sont passés de 85 à 2% de la vie active… c’est un bouleversement sociétal considérable, peut-être le plus important depuis le néolithique. Pour moi, le seul choix possible est en effet celui de la décroissance. Dans l’inconscient collectif, il est aujourd’hui plus facile d’accepter la fin du monde que celle du capitalisme, c’est très bizarre. On est tellement nourri de cette idée que l’économie repose uniquement sur le rendement qu’on n’a pas d’autres perspectives, or le capitalisme est très récent. Pour moi, faire du cinéma comporte désormais une dimension politique. Pas à la façon de Costa-Gavras, je ne ferai jamais un truc frontal. Je raconte d’abord une histoire, avec des sentiments, mais aussi matière à réflexion.

Propos recueillis par Julien Damien

L’Ombre d’un mensonge

De Bouli Lanners, avec lui-même, Michelle Fairley, Julian Glover, Clovis Cornillac… En salle

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