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Le rock à la barre

Le 20 septembre 1970, Jim Morrison est arrêté à Miami. Il est accusé d'exhibitionnisme et d'ivresse publique lors d'un concert © Archivio GBB / Alamy

Sexe, drogue, rock’n’roll… et justice ! Quitte à corriger la maxime de Ian Dury, la musique du Diable s’encanaille aussi avec les tribunaux. Plutôt bien d’ailleurs, à lire Rock’n’Roll Justice. Avocat, mais aussi grand fan de rock, Fabrice Epstein raconte dans cet ouvrage ultra-documenté des procès oubliés mais qui, pour certains, changèrent la face du monde. Entre plagiats éhontés et faits divers sanglants, blasphèmes et atteintes aux bonnes moeurs, le juriste et chroniqueur dresse une captivante histoire judiciaire du rock, des années 1950 à nos jours. Compte-rendu d’audience.

Quel est l’objectif de ce livre ? Éclairer la vie des rockeurs sous une autre lumière, celle de la justice. Parfois, on découvre des personnalités à l’opposé de leur image. George Harrison, par exemple, est souvent décrit comme le grand chantre de l’Inde non-violente, un hippie. En réalité il se battait avec le premier venu en permanence. Ça lui a même valu une convocation en correctionnelle à Nice, en 1968. Jim Morrison, perçu comme le grand rebelle américain, avait lui une peur bleue de la prison. Condamné à six mois de prison ferme pour exhibitionnisme, il a fui les Etats-Unis pour se réfugier en Europe.

Vous posez d’emblée la question de “l’original et de la copie”. Il est parfois difficile de différencier le plagiat de l’influence, n’est-ce pas ? Oui, tout est très relatif. Prenons l’exemple de Stairway to Heaven de Led Zeppelin. Randy California, fondateur d’un groupe nommé Spirit, jure que Jimmy Page a volé le riff de guitare d’une de ses chansons, Taurus, sortie en 1968, soit trois ans plus tôt. Il n’a jamais eu l’idée d’aller en contentieux mais en 2014, le gérant de son héritage saisit la justice. Pour lui, l’arpège de Stairway to Heaven est le même que celui de Taurus. Lors de l’audience, il insiste pour que Jimmy Page écoute cette chanson, et celui-ci finit par reconnaître qu’il avait bien le disque chez lui… mais assure ne l’avoir pas écouté !

Quelle mauvaise foi… On peut le dire. Surtout, lors de ce procès la notion de copyright est jugée à l’aune d’une loi très ancienne stipulant que, pour copier, il faut que vous ayez des partitions identiques. Problème, les rockeurs en écrivent très peu. Au final, Page et sa bande sont blanchis, alors que ce sont des pompeurs de première ! Ils ont sacrément pillé le blues…

D’ailleurs, vous rappelez tout ce que le rock doit aux musiques noires… Oui, sans paraphraser Johnny, tout le rock vient du blues, et il y a encore un gros travail de reconnaissance à initier sur le sujet, à l’image de Bob Dylan. Dans son dernier disque, Rough and Rowdy Ways, il a écrit une chanson en l’honneur de Jimmy Reed. C’est une façon élégante de rendre grâce aux grands bluesmen. Ce type d’hommage, trop rare, est nécessaire pour qu’un jour les noirs américains puissent récupérer leurs biens.

Vous dites que le rock, « par sa vision transgressive, n’aura eu de cesse de mettre à l’épreuve les fondamentaux de la société contemporaine ». En quoi ? Tous les rockeurs ont essayé de repousser les limites, avec les drogues bien sûr, mais aussi en bousculant les institutions, notamment par leur attitude. C’est le déhanchement d’Elvis Presley, ou encore Jim Morrison qui se dénude sur scène en 1969 lors d’un concert à Miami. Il est jugé pour indécence, mais on se doute bien que c’est uniquement un procès politique. Le procureur lui a même demandé un autographe pour ses enfants !

Citons également le combat de Tipper Gore, l’épouse d’Al Gore, futur vice-président des Etats-Unis… Oui, en 1985 elle fonde le “Parents Music Resource Center” dressant une liste de morceaux dont les paroles seraient “nocives” pour la santé des enfants. On y trouve des titres de Madonna, AC/DC, Cindy Lauper… Son combat aboutira à l’apposition du fameux bandeau “Parental Advisory” sur les disques dont le contenu est jugé immoral. L’effet sera inverse : au final, la mention boostera la vente de ces albums ! En règle général, rappelons que les rockeurs ne sont pas des gens dangereux, mais ils rendent les gouvernements paranoïaques, ils sont suivis par les services secrets car leur comportement secoue l’establishment.

Comme John Lennon… Oui, en 1966, lors d’une interview il déclare que les Beatles « sont plus populaires que Jésus-Christ », déclenchant une “fatwa catholique” à travers le monde. Aux États-Unis, à une époque où l’on ne pouvait rien dire, mais aussi au Mexique, aux Pays-Bas, en Angleterre… À Manille, les Beatles manquent même de se faire tuer ! Le Vatican rappellera que « certaines choses ne doivent pas être profanées »

Ce même John Lennon parviendra aussi à faire plier l’administration américaine, notamment sur l’immigration… En effet. En 1971, quelques mois après la séparation des Beatles, il débarque aux Etats-Unis et tente d’obtenir la naturalisation. Cela lui est refusé car c’est un fouteur de merde de première. Nixon s’en méfie comme le lait sur le feu. Par ailleurs, il se trouve que Lennon a été puni pour détention de haschisch en 1968. En réalité, il a été piégé par un flic qui a planqué la drogue chez lui. Mais la loi américaine est claire : toute personne condamnée pour possession de marijuana ou de narcotiques ne peut obtenir la carte verte…

Il l’obtiendra pourtant en 1976… Oui car son avocat, Leon Wildes, prouve que la résine de cannabis ne rentre pas en ligne de compte : ce n’est pas officiellement de la marijuana. Surtout, en marge de cette affaire, il découvre que des milliers de dossiers similaires, comportant ce genre de failles, dorment dans les entrailles de la justice américaine. Cela fonde une espèce de jurisprudence : vous avez la possibilité de demander des comptes à l’administration américaine sur ce motif. Le service de l’immigration doit rouvrir les dossiers… et plie. Des années plus tard, Barack Obama se servira de cet épisode pour régulariser des gens dont la demande était bloquée depuis des années. Des milliers personnes entrées illégalement aux Etats-Unis ont pu devenir américains grâce à John Lennon.

Les Sex Pistols ont fait évoluer le droit anglais, dites-vous. De quelle façon ? En 1977, ils sortent Never Mind The Bollocks, signifiant : “On s’en bat les couilles”. L’album cartonne. Le fameux Richard Branson, à la tête de Virgin Records, en vend plus d’un million et la pochette se retrouve dans toutes les vitrines des disquaires de Londres, notamment une boutique à Queen Street, tenue par le dénommé Chris Seale. Les flics lui demandent de la retirer, la jugeant indécente. Seale refuse. La police dégaine alors l'”indecent advertisement act”, une loi datant de 1899 et encadrant les bonnes mœurs en matière de publicité. Seale et Branson sont mis en examen.

Comment s’en sortent-ils ? Richard Branson s’octroie les services d’une star du barreau américain, John Mortimer. Et il a un argument imparable : les plus grands journaux anglais ont parlé de ce disque, alors pourquoi ne sont-ils pas dans le box eux aussi ? Le tribunal n’a d’autres choix que d’acquitter les prévenus. C’est une victoire pour les Sex Pistols, laquelle a entraîné l’abrogation de ce texte sur l’indécence.

Bob Dylan a lui aussi bousculé la société… Oui, en 1963, William Zantzinger, riche propriétaire terrien blanc, donne des coups de canne à l’employée noire d’un hôtel et l’insulte, car elle ne l’aurait pas servi assez vite. Souffrant d’athérosclérose (elle a un cœur trop gros), la pauvre femme décède suite à cette agression. Zantzinger fut certes reconnu coupable d’homicide et de coups et blessures mais ne fut condamné qu’à six mois de prison. Dans la chanson The Lonesome Death of Hattie Carroll, Bob Dylan témoigne de cette injustice et raconte les inégalités persistantes dans la société américaine entre noirs et blancs. C’est du Black Lives Matter bien avant l’heure.

Dylan serait d’ailleurs l’artiste le plus référencé dans les décisions judiciaires américaines… Oui, et ça illustre bien l’approche américaine de la justice : tenter de se faire comprendre par le plus grand nombre. Un passage de Like a Rolling Stone fut par exemple cité à la Cour suprême : ” When you ain’t got nothing, you got nothing to lose “, illustrant la notion d’intérêt à agir et, sans elle, vous ne pouvez pas être jugé. Pourrait-on imaginer un magistrat français citer Gainsbourg ?

Vous évoquez aussi quelques faits divers, notamment le meurtre commis par Phil Spector en 2003 à l’encontre de l’actrice Lana Clarkson, duquel on peut toujours douter d’ailleurs… Oui, quand il arrive au tribunal avec sa perruque, il a l’air complètement taré, mais n’a pas le recul pour essayer de bien se comporter, il en est incapable. En première instance, il est pourtant bien défendu, puis relâché. En appel, les jurés sont différents, il est condamné et finira par mourir en prison, alors que le doute est toujours permis : on n’a jamais retrouvé ses empreintes sur le pistolet qui a servi à tuer Lana Clarkson. On avait de quoi rejouer l’affaire OJ Simpson…

Comparé aux frasques d’antan, le rock semble aujourd’hui assagi… La liberté de ton n’est en effet plus la même. Le rock participe à l’histoire du 20e siècle au même titre que la photographie ou l’art contemporain. Je considère qu’il a changé la face du monde. Mais à mon avis, les affaires ne sont pas terminées, il est possible que le rock’n’roll se réveille aussi avec un scandale #MeToo…

Propos recueillis par Julien Damien - Photo : Le 20 septembre 1970, Jim Morrison est arrêté à Miami. © Archivio GBB / Alamy

À lire / Rock’n’ Roll Justice. Une histoire judiciaire du rock, Fabrice Epstein (La Manufacture de livres), 320p., 25€ www.lamanufacturedelivres.com 

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