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Fin de party

© Gage Reagan, Unsplash

À l’heure de la vie (presque) post-Covid, de la réouverture des bars ou des discothèques, force est de constater que la grande “bamboche” espérée n’est pas au rendez-vous. Mais alors quoi ? L’esprit de la fête serait-il mort ? C’est la question pas si incongrue que pose Jérémie Peltier dans un essai aussi drôle qu’argumenté. Dans La Fête est finie ?, le directeur des études de la Fondation Jean-Jaurès autopsie un art de vivre déjà moribond avant la pandémie, et pointe l’individualisme galopant, la mise en scène permanente de soi, la perte de tout sens collectif… entre autres suspects. Entretien avec un fêtard contrarié.

Pourquoi soutenez-vous que la fête était déjà en déclin avant la pandémie ? On a beaucoup parlé de la faillite des boîtes de nuit, bars ou clubs au sortir des confinements. Or, le processus de disparition des lieux festifs était déjà en cours. On comptait 4000 discothèques en France il y a 40 ans, nous en avions déjà perdu plus la moitié avant le début de la crise, il n’y en aurait plus que 1500 désormais. On dénombrait aussi 200 000 bistrots dans les années 1960, contre 40 000 avant l’arrivée du coronavirus, cela signifie que deux tiers des communes n’ont plus un seul bistrot, ce fameux “parlement du peuple” pour citer Balzac. On s’est aussi émus de la disparition des bals populaires, alors qu’ils étaient déjà considérés obsolètes voire ringards bien avant. La crise sanitaire n’a rien arrangé, certes, mais cela fait longtemps que la fête est malade.

D’ailleurs vous relevez que très peu de gens, mis à part les professionnels du secteur, ont défendu la fête durant la crise sanitaire… Oui, comme si elle n’était déjà plus essentielle. “La bamboche, c’est terminé” clamait le préfet du Centre-Val de Loire. La formule a beaucoup amusé, mais je pense qu’elle est vraie. Peut-être parce que notre génération vit déjà en intérieur, “enfermée” donc, et cela bien avant le confinement. Dans le livre La Civilisation du cocon, Vincent Cocquebert montre que nous passons beaucoup plus de temps entre quatre murs que la génération précédente. On a voulu croire que l’enfermement était exceptionnel et insupportable mais, d’une façon générale, il n’y a pas eu de révolte, la population s’est accommodée de cette situation déjà habituelle.

© Hannah Assouline

© Hannah Assouline

Alors, qui a tué la fête ? D’abord l’individualisation de la société et donc le repli sur soi et sa sphère intime. En 2021, 62 % des Français estiment qu’on n’est “jamais assez prudents quand on a affaire aux autres”. Cette défiance vis-à-vis d’autrui, à l’oeuvre depuis une dizaine d’années, est une cause majeure du délitement de la fête. D’où le développement des soirées à la maison. Cet entre-soi est problématique car, par définition, la fête doit engager le collectif, des gens qu’on ne connaît pas, c’est une bifurcation dans nos vies autorisant la rencontre de milieux sociaux différents.

Vous évoquez également le narcissisme et la mise en scène de soi permanente… Oui, j’aime d’ailleurs ce proverbe : “la moitié de la fête c’est la façon dont on la raconte”. Mais désormais, on la filme la commente en direct avec nos téléphones, à la manière d’un journaliste de BFM TV. On fête la fête plus qu’on ne la fait.

Selon vous, il n’y aurait plus de différence entre moments festifs et moments non-festifs. Pourquoi ? C’est un concept développé par Philippe Muray à la fin des années 1990 et qui s’est accentué au fil du temps. Il parle de “festivisation générale” de la société, du règne de l’Homo Festivus. La fête devait être une rupture avec le quotidien, elle est désormais quotidienne : les rues doivent être une expérience festive bardée de décors et d’animations, un magasin de parfums devient une petite boîte de nuit… même les lieux historiques doivent se draper d’un petit air “sympa”. En janvier 2020, le Musée national de l’histoire de l’immigration à Paris a ainsi accueilli la Fashion Week, en totale inadéquation avec la vocation de ces murs… La fête est aujourd’hui partout, donc nulle part.

Elle se serait même invitée au travail, avec l’émergence des “chief happyness officers, des “afterworks”, d’une “tyrannie de l’happycratie” dites-vous… Oui, il y a une injonction au cool, comme si nous devions être des enfants tout le temps. La fête, c’est un moment séparé du reste de la vie où, le temps d’une danse, vous retournez en enfance ou retrouvez vos vingt ans. Maintenant, même un déplacement doit être sympa, s’effectuant en trottinette ou en gyroroue, cette version moderne du monocycle de cirque.

© Jackson Simmer, Unsplash

© Jackson Simmer, Unsplash

La fête ne servirait donc plus à grand-chose… Elle n’est en tout cas plus la condition essentielle à un certain nombre d’activités. Aujourd’hui, vous n’avez plus besoin d’elle pour danser, il suffit de se balader sur TikTok pour le constater et voir des gens se trémousser seuls dans leur chambre. La fête était aussi un moment pour draguer : 37% des couples se sont formés dans un bal ou une discothèque. En cela les applications de rencontre l’ont rendue obsolète. D’ailleurs dans les zones rurales, des cohortes de gens se retrouvent célibataires car il n’y a plus de lieux pour rencontrer des gens. Enfin, la fête était aussi le lieu où écouter de la musique, mais elle est maintenant greffée à nos oreilles…

Vous dénoncez aussi la culture du bien-être… Oui, j’aime beaucoup cette phrase de Jean Yanne : « avant c’était la police qui m’arrêtait, aujourd’hui ce sont les médecins ». Il avait raison, et cette culture du “sanitairement correct” a été accélérée par la crise. On fait très attention pour être en forme en vue du petit footing du lendemain matin (car tout le monde court aujourd’hui !), de ne pas trop manger ou boire…

Narcisse serait donc vainqueur de Dionysos ? Oui, c’est une phrase de Gilles Lipovetsky. La fête est normalement un moment de générosité où vous dépassez votre petit être pour vous tourner vers l’autre. Aujourd’hui, le rite du moi a pris sur le pas sur à peu près tout. D’ailleurs je pense que la fête est un bon objet d’étude pour montrer à quel point la France est devenu un pays individualiste et égoïste. J’étais perplexe lorsqu’on nous a expliqué, durant le premier confinement, que nous allions être témoins de grands moments de solidarité. Dès la première semaine, la délation représentait jusqu’à 70 % des appels reçus par la police dans les grandes métropoles !

© Jules, Unsplash

© Jules, Unsplash

Le délitement de la fête traduirait donc celui du sens collectif ? Un français sur deux dit “ne pas avoir le sentiment d’appartenir à une communauté, y compris nationale”… Pour moi, l’augmentation de l’abstention aux élections participe de cette même cause : on donne de soi pour des choses qui nous dépassent. La désertion des fêtes comme celle des bureaux de vote figure le même mal, un rapport au collectif très abîmé.

Vous dites que tout cela cache une société qui n’a plus le cœur léger comme jadis. Que l’on a “divorcé avec l’esprit français”. En quoi exactement ? La fin de l’insouciance a notamment été accélérée par les attentats de 2015 qui ont touché des lieux festifs par excellence. Les attentats ont littéralement abattu cet esprit très léger, condition sine qua non pour faire la fête.

Pourtant, nous assistons tout de même à des grands moments d’embrasement collectif, par exemple de la victoire de l’équipe de France de football… Oui, mais ces moments sont instrumentalisés par l’individu pour se faire plaisir le temps d’une soirée. On a tous besoin d’un petit “shoot” de collectif, pour se donner le sentiment d’appartenir à un groupe. Une fois encore, la plupart des participant à ces mouvements se filment, se mettent en scène. Les gens sont en réalité seuls ensemble.

Quel serait le bon sens de la fête ? C’est avant tout un moment qui doit rester gratuit et désintéressé. Citons d’ailleurs un autre fléau : les fêtes servant une cause, qui doivent défendre des sujets sociétaux, dénoncer les injustices… Ce n’est pas à la fête de porter ce poids-là. Regardez la dernière cérémonie des César, ça n’avait franchement rien d’une célébration du cinéma… Ensuite, il faudrait retrouver un peu de générosité et de pudeur, laisser ses problèmes personnels sur le côté. Aujourd’hui la société est devenue une thérapie généralisée, tout le monde veut en permanence parler de ses malheurs. Enfin, il faut arrêter de la mettre en scène : laissez-donc vos téléphones sur le côté le temps d’une soirée ou d’un week-end pour vous intéresser aux autres !

© Redd / unspalsh

© Redd / unspalsh

Il faudrait aussi cesser de contrôler les événements… Effectivement, à l’ère du sur-mesure, de “l’amazonisation” de la société où je peux commander le repas ou le livre que je veux à n’importe quelle heure, cette culture de la maîtrise à un impact : en voulant contrôler et anticiper l’intégralité de nos besoins et de nos désirs, nous détruisons toute spontanéité, donc la possibilité du hasard et de la rencontre. En cela le succès du gaz hilarant chez les jeunes n’est pas anodin : cette drogue vous permet de décider du moment où vous vous marrer. C’est le rire sur commande.

Selon vous, à quoi ressemblera la fête de demain ? Sauf sursaut, on assistera au développement de la fête à la maison, où l’on filtre les gens, où tout est sécurisé, contrôlant la musique comme l’assistance. Cela entraîne d’ailleurs une intolérance de plus en plus grande face au bruit. Suite aux confinement, les métropolitains ont goûté au calme, aux chants des oiseaux, au son de la campagne dans la ville finalement, et ne veulent pas revenir en arrière.

Vous parlez aussi des “rooftops”… Les toits terrasses se sont multipliés dans les grands villes. C’est très fort symboliquement : on n’accepte plus d’être au milieu de la foule et de la ville. On fait sécession, s’envolant au-dessus de la mêlée, au sein d’une certaine classe sociale… et en prenant des photos de la vue bien sûr !

On perçoit de la nostalgie chez vous… Un peu. J’ai découvert la fête dans un milieu rural, au fin fond de la Sarthe. Je retiens des moments chaleureux, fraternels, où j’ai rencontré des gens qui n’étaient pas issus de mon milieu et que je n’aurais jamais côtoyés ailleurs. La fête est inestimable dans un pays qui parle sans cesse de vivre ensemble. Elle devrait donc être défendue dans cette société “archipellisée” et recroquevillée sur elle-même.

Propos recueillis par Julien Damien // Photos : Portrait © Hannah Assouline // © Unsplash

À LIRE / La Fête est finie ?, Jérémie Peltier (Éditions de l’Observatoire), 160 p., 16 €, www.editions-observatoire.com

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