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Brussels Touch, toutes griffes dehors

Jean-Paul Lespagnard © Catwalkpictures

Après avoir ausculter la masculinité à l’aune de la garde-robe des hommes (Masculinities), le Musée Mode et Dentelle pose une nouvelle question inédite : existe-t-il un style bruxellois, comme il existe une patte anversoise ? Oui, selon Lydia Kamitsis. A travers l’exposition Brussels Touch, l’historienne de la mode lève le voile sur un courant alternatif, entre surréalisme, poésie et profonde humanité.

Quel est le point de départ de cette exposition ? Le Musée Mode et Dentelle a pris depuis quelques années une orientation plus “mode”. L’équipe a alors constitué une collection via des acquisitions d’archives de créateurs et de pièces achetées à des clients, notamment liées à Bruxelles. Le fonds commençait à être assez suffisamment conséquent pour qu’on puisse l’examiner. S’intéresser à la “Brussels Touch” était une démarche complètement ouverte : allait-on trouver une unité ? Personne ne s’était vraiment posé cette question avant. C’est une façon de procéder assez rare. Cela fait d’ailleurs partie de l’état d’esprit bruxellois : avancer sans certitude, avec le bonheur de la surprise.

De façon générale, qu’est-ce qui singularise la mode belge ? C’est une des dernières écoles stylistiques apparues sur la scène internationale, la plus récente venant d’Anvers. C’est une mode conceptuelle, très bien documentée et implantée dans l’imaginaire collectif. Pourtant, il existe des talents en Belgique qui ne sortent pas de cette école…

Alors, peut-on parler d’une identité bruxelloise comme il y a une identité anversoise ? Oui, il y a bien une “Brussels Touch” ! Mais elle existe en creux, c’est pourquoi elle n’a pas été identifiée, repérée. Toutefois, elle présente des caractéristiques communes. Ces créateurs ont commencé à travailler dans le milieu des années 1980, une période correspondant à la naissance du département “mode” à La Cambre. La plupart des pièces réunies dans l’exposition sont d’ailleurs signées de personnalités issues de cette école, qui chacun ont contribué à l’émergence d’un nouveau regard sur la mode. Celle-ci est aussi liée à l’ouverture de la boutique Stijl à Bruxelles, par Sonja Noël. C’est une figure du retail, la première à défendre la mode belge, à former le goût de sa clientèle pour elle, mais aussi à ouvrir une boutique Martin Margiela.

Les Humeurs du Brillant - La Singularité © Catwalkpictures

Les Humeurs du Brillant – La Singularité © Catwalkpictures

Quelles sont les caractéristiques de cette “Brussels Touch” ? Nous remarquons d’abord une forme d’humilité, une manière de penser la mode plus en prise avec le réel, et un effacement des créateurs derrière leurs pièces. Ils ne recherchent pas la lumière. Je note aussi un goût de l’insolite, une touche surréaliste se traduisant notamment dans les détails, une poésie jamais grandiloquente. Il y a du sentiment dans cette mode : elle transmet des émotions, ce ne sont pas juste des silhouettes ou des objets. Enfin, ce courant défend un engagement social et environnemental, allant de pair avec l’artisanat. Par exemple, Eric Beauduin est l’un des premiers stylistes à avoir inséré de l’upcycling dans son travail, à prendre des vêtements en cuir et à tailler dedans.

Justement, par quels stylistes cette école bruxelloise est-elle représentée ? Nous en réunissons 32, dont la plupart se sont fait remarquer au Festival international de mode et de photographie, à Hyères. Evoquons le duo Ester Manas (une Française et un Bruxellois) qui a développé le concept “One size fits all”. Il a mis au point différentes manières de porter un vêtement afin qu’il s’ajuste à tout le monde, par exemple une maille pouvant être portée par des femmes affichant un 38 comme un 48, une chemise qui se serre avec des liens ou des boutons… Ces créateurs se tournent vers l’”inclusivité”, et l’intelligence de la production.

Ester Manas © Ester Manas

Ester Manas © Ester Manas

Certains représentants de la “Brussels Touch” sont reconnus internationalement, comme Anthony Vaccarello, Olivier Theyskens, ou Jean-Paul Knott qui a été styliste de la ligne Yves Saint Laurent Rive Gauche, puis directeur artistique de Cerruti. Quelques marques ont disparu aujourd’hui, mais ont laissé une empreinte forte. Je pense à Xavier Delcour, très influent entre les années 1990 et 2000. Il a injecté un côté mélancolique et sexy dans le vêtement masculin. Citons aussi à Own, une marque de vêtements masculins fondée par deux Français issus du département “sérigraphie” de La Cambre.

Remarque-t-on cette empreinte, cet “esprit”, dans la façon dont les Bruxellois et les Bruxelloises s’habillent ? Bruxelles est une ville très éclatée, cosmopolite. A priori, il n’y a pas de références vestimentaires ou architecturales très marquées. C’est justement parce qu’il n’y a pas ce poids que la façon de s’habiller y est très libre. C’est d’ailleurs le sous-titre que j’ai donné à l’exposition : “Esprit libre de mode”.

Comment avez-vous conçu le parcours de l’exposition ? Il est assez libre, lui aussi. J’avais envie que le visiteur explore à sa guise, un peu comme je l’ai fait en découvrant la collection du musée. L’espace se divise en six séquences : Humilité, Engagement, Poétique, Artisanat, Insolite, Envol. J’ai essayé d’être didactique, de créer des mini-monographies, pour mettre en valeur le travail de chacun. Plus d’une centaine de pièces sont exposées, entre les vêtements  pour hommes, femmes et les accessoires.

Sur quelles pièces voudriez-vous attirer l’attention du public ? Nous dévoilons une des toutes premières créations d’Olivier Theyskens, une tenue sur laquelle un cœur de dentelle rouge a été brodé. Nous y retrouvons cette touche sentimentale, le côté rock aussi. Nous avons aussi une pièce remarquable parce que rarissime : une veste de la toute première collection de Martin Margiela, printemps-été 1989, portée et donnée par Sonja Noël, jamais été produite en série. Si Margiela est régulièrement relié aux Six d’Anvers, il a un ancrage très fort à Bruxelles, et beaucoup se sont inspirés de lui. C’est une veste en toile beige écru, sans col, à l’esprit ancien. C’est un peu la matrice de la veste Margiela. Enfin, nous exposons un ensemble pantalon et chemise blanche de Xavier Delcour, associé à un énorme collier “fer à cheval” à l’échelle 1, en cuir. J’aime cette idée du bijou issu d’un autre milieu, cet esprit d’ouverture.

Propos recueillis par Marine Durand
Informations
Bruxelles, Musée mode et dentelle
27.08.2021>15.05.2022mar > dim : 10 h - 17 h, 8 > 4 € (gratuit -18 ans)
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