Home Best of Interview Rébecca Dautremer

Dessine-moi un classique

© Camille Vaugon

D’un côté, un géant de la littérature américaine du XXe siècle. De l’autre, une illustratrice mondialement reconnue. Les voici réunis dans un roman graphique qui fera date – on prend les paris. Célèbre pour ses albums “jeune public”, Rébecca Dautremer met en images Des Souris et des hommes de John Steinbeck. Paru en 1937, ce roman suit deux ouvriers agricoles, Lennie le simple d’esprit et George le débrouillard, sillonnant une Amérique écrasée par la Grande Dépression. Cette histoire d’amitié, l’une des plus belles et cruelles jamais écrites, trouve un souffle inédit grâce au style foisonnant de l’artiste française. Entretien.

Comment êtes-vous devenue illustratrice ? J’ai étudié à l’École nationale supérieure des arts décoratifs de Paris, et me destinais plutôt au graphisme et à la photographie. Les éditions Gautier-Languereau m’ont alors proposé un premier album tandis que j’étais étudiante. Les choses sont arrivées naturellement, sans que je cherche à intégrer ce milieu… j’ai toujours eu une bonne étoile ! Au bout de quelques années, je me suis consacrée pleinement à l’édition illustrée pour l’enfance.

On se souvient par exemple de Princesses Oui, cet album s’est vendu dans le monde entier. Il m’a ouvert beaucoup de portes. Petit inconvénient : j’ai été cataloguée comme “dessinatrice de princesses”… Or, j’ai très tôt dépassé ce registre. C’est encore le cas avec Des Souris et des hommes.

Comment qualifieriez-vous votre style ? J’ai toujours adoré les images emplies de détails. Depuis toute petite, j’admire les tableaux de la Renaissance, de Brueghel. Bien plus modestement, je cultive ces petites histoires cachées, ces nombreux niveaux de lecture… Au fil du temps, je m’intéresse davantage au rapport texte-image, à la narration.

Illustrations © Rébecca Dautremer éd. Tishina

Illustrations © Rébecca Dautremer éd. Tishina

Quelle est la genèse de ce livre, Des Souris et des hommes ? C’est d’abord la volonté d’un éditeur, Tishina, une toute petite maison fondée par deux jeunes passionnés. J’avais déjà réalisé pour eux, il y a une dizaine d’années, une adaptation de Soie, le best-seller d’Alessandro Baricco. Ce fut ma première expérience dans l’illustration pour adultes.

Quel est le principe ? Il s’agit de conserver le texte intégral, sans retirer une virgule. C’est la particularité de notre projet. Avec Des Souris et des hommes, j’ai souhaité approfondir cette démarche, créant un objet hybride entre le roman et le livre d’images, soit une petite brique de 420 pages illustrées.

Illustrations © Rébecca Dautremer éd. Tishina

Illustrations © Rébecca Dautremer éd. Tishina

Pourquoi s’intéresser à ce roman de Steinbeck ? Nous cherchions un texte relativement court, que l’on pourrait conserver entièrement – cela aurait été impossible avec Salammbô de Flaubert ! Nous avions d’abord évoqué La Vie devant soi de Romain Gary mais les droits nous sont passés sous le nez ! Des Souris et des hommes est alors apparu comme une évidence. C’est une fable mythique. De plus cette époque, la Grande Dépression, me fascine visuellement, souvenez-vous des photographies de Dorothea Lange.

Quelle en est votre lecture ? Je trouve le propos captivant : la première puissance mondiale, à un moment de son histoire, a connu la famine à cause d’un système financier absurde. Les Hommes ont vécu dans une extrême misère matérielle et morale. En même temps, le récit révèle des sentiments forts. Aucun personnage n’est vraiment sympathique, la pauvreté les rend tous teigneux, mais on les aime…

Comment avez-vous travaillé ? J’ai varié les codes graphiques. Certaines pages séquencées comme une BD alternent avec de grandes peintures à la gouache. Parfois, je me suis inspirée de l’art brut pour traduire les visions de Lennie. D’autres images restituent la patine et le folklore des illustrations de l’époque. J’ai notamment détourné de fausses affiches de théâtre, de cinéma… Surtout, je me suis interdit toute retouche. Je n’ai jamais effectué de croquis préparatoires, ni changé de papier, prenant le risque d’assumer des dessins moins bons. J’ai envisagé ce livre comme un carnet de croquis, et je me suis lâchée !

Illustrations © Rébecca Dautremer éd. Tishina

Illustrations © Rébecca Dautremer éd. Tishina

Le texte est dense, il contient beaucoup de dialogues… Oui, et il se prête bien à l’adaptation d’un roman graphique. Au fond, c’est quasiment du théâtre. J’ai appréhendé les personnages sous le prisme du jeu d’acteur, comme sur une scène.

Steinbeck donne également peu d’indications quant aux décors. Comment avez-vous composé avec cette difficulté ? Pour moi c’est un atout, je peux ainsi m’emparer plus librement du livre. J’illustre des lieux précis (le ranch, la montagne…) par de simples dessins au crayon. Je soigne aussi de petites images avec des coins arrondis en début de chapitre. Elles sont comme de vieilles photos restituant l’ambiance de l’époque : ici un livre déchiré, là une vieille lampe déglinguée… J’ai enfin réalisé de grands tableaux en ouverture des chapitres, renvoyant aux photographies de Dorothea Lange (les machines agricoles, les ouvriers dans les champs de coton…)

Il y a parfois des dessins sans texte… Oui, sur plusieurs grandes doubles pages. Elles développent des histoires en dehors du récit originel, révélant ce qui n’est pas dit dans le roman. Ces images silencieuses illustrent des souvenirs, des flashbacks, des fantasmes… Il ne s’agissait pas de coller absolument au texte, j’en livre parfois ma propre vision. Steinbeck est très factuel, ne dévoile pas les émotions des personnages. Je me suis engouffrée dans cette brèche.

Illustrations © Rébecca Dautremer éd. Tishina

Illustrations © Rébecca Dautremer éd. Tishina

Pourquoi avez-vous agrémenté le récit de fausses réclames ? Pour montrer la dureté du monde dans lequel les personnages évoluent : ce capitalisme absurde, l’argent qui écrase tout. Mais, en même temps, j’y invite les petites souris dont raffole Lennie !

Combien de temps cela vous a-t-il pris ? Oh mon dieu ! J’ai travaillé durant 16 mois, 15 heures par jour, 7 jours sur 7… ça a été une horreur. En réalité, il m’aurait fallu plus de deux ans !

Est-ce votre plus grand défi ? Oui, pour le mélange des registres, le rapport texte-image. C’est une proposition radicalement différente d’une BD, offrant une lecture inédite !

Quels sont vos projets ? Je prépare d’autres albums liés à l’enfance, notamment la série du lapin Jacominus. Je participe toujours à des conférences sur mon métier mais j’en ai un peu assez, j’ai envie de m’amuser ! C’est pourquoi je prépare un spectacle. Avec un danseur de hip-hop, qui incarne mon personnage. C’est l’occasion d’expliquer mes problèmes, la page blanche, l’inspiration, mon enfance… En somme, c’est l’éternelle histoire du créateur et de sa créature.

 

Propos recueillis par Julien Damien

À LIRE / Des Souris et des hommes, de John Steinbeck et Rébecca Dautremer (Tishina), 420 p., 37 €, www.editions-tishina.com – Sortie le 14.10

À VISITER / rebeccadautremer.com

Articles similaires