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L'ombre est lumière

Cercle noir sur fond blanc (Matériel d'enseignement au Bauhaus) Vassily Kandinsky, 1922-1933 Gouache sur papier, H. 24,3 cm ; L. 24,2 cm © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Adam Rzepka

Delacroix, Soulages, Velázquez, Malevitch, Botticelli, Kandinsky… La simple évocation des artistes réunis au Louvre-Lens donne le tournis. De l’Antiquité à nos jours, 180 chefs-d’œuvre dialoguent et décryptent le sens et l’utilisation du noir à travers les âges. Symbole des ténèbres, du mal, mais aussi de l’espoir ou de la modernité, cette couleur n’a cessé d’inspirer l’humanité. Visite guidée en compagnie de Juliette Guépratte, historienne de l’art et commissaire d’une exposition qui fera date.

Comment cette exposition est-elle née ? Elle est inspirée du territoire où s’est posé le Louvre, ce pays noir dont l’imaginaire est façonné par le charbon et la fumée des usines.

Comment abordez-vous le sujet ? À la manière du Louvre, en traversant le temps et l’histoire de l’art, grâce à des œuvres datant de l’Antiquité à nos jours, et sous toutes les formes : peinture, mode, cinéma, sculpture…Vous verrez par exemple Certains l’aiment chaud de Billy Wilder (1959), célèbre pour les petites robes noires de Monroe. Le film dialogue avec les pièces de couturiers comme Jeanne Lanvin et Yohji Yamamoto, dont la création composée de triangles résonne avec une sculpture géométrique de Ellsworth Kelly.

Robe – Yohij YAMAMOTO – 1990-1991 Philippe Fuzeau

Robe, Yohij YAMAMOTO, 1990-1991. Philippe Fuzeau

Faites-vous aussi référence au bassin minier ? Pas directement. Il s’agit d’inscrire cette histoire locale dans un propos collectif et universel. Toutefois, une salle entière est consacrée au noir industriel. Au centre de celle-ci trône une installation du plasticien Bernar Venet, constituée de deux tonnes de charbon. Nous rendons aussi hommage aux “gueules noires” avec des photographies documentaires prêtées par le centre minier de Lewarde, où les yeux des mineurs percent à travers des visages souillés.

Pourquoi ce titre en forme d’oxymore ? C’est un intitulé poétique, emprunté à Gérard de Nerval et repris par Barbara ou Baudelaire. Il est très puissant et dit, au-delà de la mélancolie, toute la tension, l’ambivalence et l’immense beauté de cette couleur.

D’ailleurs, ne dit-on pas que le noir est une absence de couleur ? C’est le point de vue du physicien. Mais pour le peintre, c’en est bien une ! Celle du visible et de l’invisible, du possible et de l’impossible… Poser du noir sur la toile, c’est jouer avec la lumière ou créer de l’espace. Citons d’ailleurs cette exposition mythique, Le Noir est une couleur. Montée à Paris en 1946, elle fut emmenée par un très grand coloriste, Matisse, dont nous montrons ici les gouaches découpées de la série Jazz, parsemée de trous noirs.

De regenten van het Spinhuis Nicolaes Eliasz Pickenoy, 1628 Huile sur toile, H. 178 cm ; L. 233 cm Amsterdam Museum © Amsterdams Historisch Museum

De regenten van het Spinhuis, Nicolaes Eliasz Pickenoy, 1628. Huile sur toile, H. 178 cm ; L. 233 cm. Amsterdam Museum © Amsterdams Historisch Museum

Que représente le noir dans l’histoire de l’humanité ? C’est d’abord une couleur que l’on ressent, et dont on fait l’expérience chaque soir en se plongeant dans la nuit. Les premiers chapitres de l’exposition se penchent ainsi sur le nocturne, le noir de la nature, comme l’orage ou l’éclipse (ici saisie par Douglas Gordon). Celle-ci est perçue comme un événement miraculeux, et apparaît à un instant clé de la Bible : la crucifixion du Christ. Lors de son dernier souffle, le soleil se voile. C’est un moment dramatique et en même temps la promesse du rachat des péchés de l’humanité. Le symbole est donc double…

Cercle noir sur fond blanc (Matériel d'enseignement au Bauhaus) Vassily Kandinsky, 1922-1933 Gouache sur papier, H. 24,3 cm ; L. 24,2 cm © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Adam Rzepka

Cercle noir sur fond blanc (Matériel d’enseignement au Bauhaus) Vassily Kandinsky, 1922-1933 Gouache sur papier, H. 24,3 cm ; L. 24,2 cm © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Adam Rzepka

Le noir serait donc la couleur du mal, mais aussi de l’espoir ? Oui, il est ambivalent, figurant la crainte comme la fascination. Une section est ainsi réservée aux monstres comme Nosferatu, aux ténèbres et l’angoisse qu’elles génèrent, puis la suivante aux croyances en découlant.

Lesquelles ? En Égypte, cette couleur est par exemple associée à la régénération. Nous le montrons à travers un très beau bassin à libation en basalte noir datant de l’Antiquité. C’est un objet rituel permettant de demander aux dieux une crue du Nil pour fertiliser les sols. Égypte signifie d’ailleurs “la terre noire”. Citons aussi la vierge noire prêtée par Boulogne-sur-Mer, qui protège les marins. Cette tradition, également très présente dans le sud de la France, date du Cantique des cantiques où il est dit : “Nigra sum sed formosa”, soit “je suis noire, mais je suis belle”.

Cette couleur permettait aussi d’affirmer son rang social, n’est-ce pas ? Oui, jusqu’au XIXe siècle c’est une teinture très difficile à obtenir, donc coûteuse. La porter est une marque de richesse. Puis elle se démocratise et devient synonyme d’élégance. On le découvre notamment via Berthe Morisot à l’éventail d’Edouard Manet ou La Dame au gant de Carolus-Duran. A côté de ces sublimes portraits nous observons aussi des contrepoints, car le noir est en même temps adopté par les plus miséreux, car moins salissant…

La Dame au gant Carolus-Duran, 1869 Huile sur toile, H. 228 cm ; L. 164 cm © RMN-Grand Palais musée d'Orsay - Hervé Lewandowski

La Dame au gant
Carolus-Duran, 1869 Huile sur toile, H. 228 cm ; L. 164 cm © RMN-Grand Palais musée d’Orsay – Hervé Lewandowski

À quel moment les artistes s’approprient-ils cette couleur ? Le noir a toujours été une source d’intérêt. On peut remonter à Pline l’ancien et au mythe de Dibutade. L’histoire ? Une fille veut retenir son amoureux en fuite. Son père potier conserve la silhouette de l’amant en figeant son ombre portée… c’est l’invention de l’art pictural ! Le noir et l’ombre sont donc au cœur même de la création.

Quand devient-il un vrai sujet ? À partir de la Renaissance. Les artistes vont le peindre, le modeler et surtout le nuancer, ce qui semblait a priori impossible… Au XXe siècle, on note une rupture esthétique, emmenée par la révolution industrielle. Radical et absolu, le noir devient une matière première, au coeur de l’abstraction grâce à Malevitch, Kandinsky et bien sûr Soulages !

Exposez-vous cet artiste ? Oui, en particulier deux grands aplats. Ils sont monumentaux et très différents. L’un est velouté, doux, un peu mat… C’est un de ses pre- miers “Outrenoirs” mis au point en 1979. L’autre, datant de 1986, est baroque, brillant, presque vinyle. Avec Soulages, le noir devient une matière sculptant la lumière.

 Peinture 202 x 453 cm, 29 juin 1979 Pierre Soulages, 1979 Huile sur toile, H. 203 cm ; L. 453 cm © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN- Grand Palais Philippe Migeat © ADAGP, Paris

Peinture 202 x 453 cm, 29 juin 1979. Pierre Soulages, 1979. Huile sur toile, H. 203 cm ; L. 453 cm. © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN- Grand Palais Philippe Migeat © ADAGP, Paris

Comment le visiteur entre-t-il dans cette exposition ? Il est d’abord plongé dans la pénombre. Le premier objet exposé est un fossile vieux de 300 millions d’années, l’empreinte d’une plante. Il montre comment s’est formé le charbon ici, dans les Hauts-de-France. C’est aussi une substance essentielle pour l’artiste…

Avez-vous imaginé une scénographie particulière ? Oui, celle-ci ménage nombre de perspectives, larges, permettant aux œuvres de dialoguer. Les cimaises sont extraordinaires. Elles révèlent différentes teintes de noirs puis d’autres couleurs, mais dans chacun d’elles nous avons injecté un peu de noir, dans un jaune ou un blanc, leur donnant du relief.

Sur quelles œuvres voudriez- vous attirer l’attention ? Question très difficile, car c’est une exposition de chefs-d’œuvre ! Nous dévoilons des pièces signées Manet, Véronèse, Malevitch, Reinhardt, Courbet, Botticelli, Rodin, Fontana, Delacroix, Matisse, Ribera et même Damian Hirst, avec un tableau génial, un monochrome entièrement constitué de mouches. Nous avons choisi les œuvres avant tout pour leur beauté. Tous les grands maîtres du noir sont là, et d’autres auxquels on ne s’attend pas…

Macbeth consultant les sorcieres – Eugene DELACROIX – 1825 BnF

Macbeth consultant les sorcieres – Eugene DELACROIX – 1825 BnF

Mais s’il ne fallait en garder qu’une ? Croix noire de Malevitch, issue des collections françaises. Des chefs-d’œuvre comme celui-ci, il n’y en a qu’une poignée dans le monde. Ce dernier a été dévoilé lors de la mythique Exposition 0.10 en 1915 à Saint-Pétersbourg, à côté de son fameux Carré noir sur fond blanc et son cercle.

Quelle fut sa réception ? Il marque la naissance d’une abstraction géométrique froide, ouvrant la voie au Bauhaus et au minimalisme. C’est une pièce fondatrice de l’art contemporain. Nous avons reconstitué son triptyque en posant à côté de cette croix le tout premier carré noir sur fond blanc, déniché dans un manuscrit de cosmogonie du XVIIe siècle représentant l’infini, mais aussi Cercle noir sur fond blanc de Kandinsky… D’ailleurs j’ai un conseil : laissez-vous guider par vos enfants, ils comprennent très bien l’abstraction !

Propos recueillis par Julien Damien
Informations
Lens, Louvre-Lens

Site internet : http://www.louvrelens.fr/

Galerie du temps et Pavillon de verre :
Entrée libre et gratuite

Galerie d’expositions temporaires :
Tarif plein : 10€ / 18 – 25 ans : 5€ / – 18 ans : gratuit

Le musée est ouvert tous les jours sauf le mardi, de 10h à 18h (dernier accès et fermeture des caisses à 17h15).

Fermé les 1er janvier, 1er mai et 25 décembre.

25.03.2020>25.01.2021 tous les jours sauf mardi : 10 h-18 h, 10 > 5 € (gratuit -18 ans)
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