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Plus belle la frite

(c) Marie-Aurore d'Awans

Zenel Laci en a gros sur la patate. Né de parents albanais traditionalistes, il dut abandonner l’école pour l’affaire familiale : le célèbre Fritland. Cet établissement emblématique de Bruxelles sera le cauchemar du jeune homme durant 16 longues années. Jusqu’au jour où il décide de tout plaquer pour le théâtre… Armé de son couteau, il conte son histoire sur scène tout en épluchant des pommes de terre, servies chaudes et dorées à la fin de ce spectacle. Évidemment, il casse la baraque.

Quel est votre parcours ? Mes parents ont fui l’Albanie et le régime communiste en 1952. Dans l’espoir d’obtenir un visa pour les Etats-Unis, ils ont végété huit ans dans des camps de réfugiés. Ils ont finalement atterri en Belgique en 1963… où je suis né trois ans plus tard. En 1978, ils ont ouvert une friterie à Bruxelles, leur Amérique à eux en quelque sorte.

Quand avez-vous rejoint Fritland ? Je suis le dernier d’une famille de cinq enfants. Mes parents nous ont inscrits dans une filière technique car ils n’avaient pas suivi d’études. Mon père répétait toujours : “la Belgique c’est la tête et nous les bras“. Pourtant, seuls les cours de français m’intéressaient. La plupart du temps je faisais l’école buissonnière et lisais des bouquins dans le grenier de la maison. Un jour, mon père m’y a trouvé et m’a collé une torgnole mémorable. Je devais avoir 14 ans. Le lendemain, je travaillais à Fritland.

Qu’y faisiez-vous exactement ? La première année, mes frères et moi étions dans la cave pour éplucher les patates. On ne connaissait rien aux frites mais on avait entendu qu’il y avait de l’argent à se faire, la matière première étant peu coûteuse. En grandissant, j’ai gagné l’étage pour servir les clients.

Quel souvenir gardez-vous de cette tâche ? C’était extrêmement pénible. Mon père était très sévère. On a été éduqués à la dure, par le travail. Mes parents appliquaient encore le Kanun albanais, une sorte de loi du Talion régissant les codes civil et pénal. On était totalement soumis. Les premières années, on travaillait sept jours sur sept, entre 12 et 16 heures par jour. Il nous empêchait de fréquenter des Belges, car toute intégration provoquerait la mort de son rêve américain.

Que représente Fritland pour les Bruxellois aujourd’hui ? C’est un temple de la frite. Nous avons remporté plusieurs titres de “meilleure friterie”. Les gens viennent du monde entier pour se photographier avec nous.

Quel est son secret ? Des bintjes fraîches, pelées et coupées tous les matins, frites dans de la graisse de boeuf changée tous les jours. Elle est aussi connue pour sa mitraillette, cette demi-baguette remplie de viande, d’oignons et de frites, arrosées de sauce andalouse pour les connaisseurs ! Parfait pour les fêtards revenant de soirée (rires).

Qu’est-ce qui vous a poussé à quitter la friterie ? Je n’ai jamais voulu vendre de frites ! Je travaillais comme un robot, ne parlais à personne, ne mangeais plus… Du coup, je me réfugiais dans la littérature.. A 30 ans, j’ai décidé de partir. J’ai réuni la famille et leur ai balancé leurs quatre vérités. C’est la première fois que quelqu’un disait “non” à mon père. Il a pris ça comme une trahison. En partant, je disais adieu à la famille et à l’héritage.

(c) Marie-Aurore d'Awans

(c) Marie-Aurore d’Awans

Comment s’est déroulée votre reconversion dans le théâtre ? En quittant Fritland, je me suis aperçu que je n’étais pas du tout intégré à la société belge. J’étais complètement phagocyté par ce système patriarcal. Après trois ans d’errance, j’ai trouvé un cours du soir de scénographie qui ne réclamait ni diplôme, ni examen d’entrée. Je m’y suis inscrit et j’ai fini premier. C’est là que j’ai vraiment découvert le théâtre. Diplôme en poche, je me suis alors lancé dans un cursus littéraire à Louvain-la-Neuve. Quand ma famille a appris que j’avais obtenu un diplôme, mon père a simplement dit : “Comment t’as pu faire des études alors que moi je n’en ai pas fait ?”.

Comment votre spectacle est-il né ? Un ami à qui je racontais souvent des anecdotes m’a suggéré d’en faire un spectacle. J’ai alors composé une galerie de portraits destinés à un comédien. Le directeur du théâtre de Poche de Bruxelles, Olivier Blin, a assisté à la lecture. Il était intéressé mais aurait préféré voir la vie du fritier racontée par le fritier lui-même. Alors, j’ai commencé à écrire sur moi, ma famille, la vie nocturne dans le quartier de la Bourse. J’ai voulu donner la parole aux petites gens, aux SDF, éboueurs, ouvriers, travailleuses du sexe… C’est donc l’histoire d’un petit fritier qui a eu l’audace de croire en ses rêves. Tout ce que je raconte est véridique.

Vous vous inspirez aussi de clients, n’est-ce pas ? Oui. Dans le quartier, il y avait par exemple un petit bonhomme, Joseph, qui déambulait la nuit et que tout le monde appelait “le clochard”. Il devait avoir une cinquantaine d’années, moi à peu près 16. Un soir, Joseph est entré boire un café et au fil de la discussion, on s’est lié d’amitié. Quelques jours après, il m’a amené deux bouquins dont L’Existentialisme est un humanisme de Sartre.

Pourquoi ? C’était un ancien prof de français un peu fou, ne supportant pas de vivre enfermé et errant dans Bruxelles. C’est lui qui a lu mes premiers textes et m’a encouragé à continuer. C’est devenu mon mentor, on s’est fréquenté pendant des années puis un jour il a disparu. J’ai aussi rencontré une prostituée à un moment où j’étais entouré de machos. Mes seules connaissances du sexe et de l’amour provenaient des livres. Elle me racontait sa vie, m’a expliqué qu’elle n’exerçait pas ce métier pour l’argent mais pour donner de l’amour aux malheureux. Ces rencontres ont jalonné mon parcours et nourri mon travail.

Quelle était la clientèle à l’époque ? Dans les années 1980, la Bourse était mal fréquentée le soir. On a souvent été confrontés à drogue, la prostitution, la délinquance… Quand on est seul la nuit et qu’une bande de loubards ne veut pas payer, il faut se battre pour défendre la friterie et notre réputation.

Vous racontez avoir croisé des célébrités. Avez-vous un exemple ? Un soir Benoît Poelvoorde est entré chez nous, complètement bourré ! Il venait de jouer dans C’est arrivé près de chez vous. Je chuchote à un de mes cousins fraîchement débarqué d’Albanie que c’est le plus grand comédien belge. En le voyant saoul, mon cousin a dit : “putain, mais qu’est-ce que je fous dans ce pays de merde, c’est ça les stars ?” (rires). Poelvoorde demande ce qui se passe, puis part dans un monologue de cinq minutes et demande en rigolant si mon cousin le prend toujours pour un clochard. Il lui avait cloué le bec.

(c) Marie-Aurore d'Awans

(c) Marie-Aurore d’Awans

Que peut-on voir sur scène ? Olivier Blin a proposé que Denis Laujol mette en scène le spectacle. Très vite, on s’est aperçu qu’on avait beaucoup de points communs. Son parcours est également pavé de désillusions l’ayant conduit vers le théâtre. Il est présent à mes côtés, donc ce n’est pas un vrai seul en scène. J’accueille le public en pelant des montagnes de patates. La bande son du spectacle est une compilation de musiques qui ont marqué ma vie.

Votre famille a-t-elle assisté à Fritland ? Pour la première, tous les membres encore présents sont venus me voir. Ils étaient très émus, surtout mon grand frère à qui je ne parlais presque plus. C’était un moment extrêmement violent pour eux d’entendre tout ce que j’avais à raconter. A la fin du spectacle, il m’a pris dans ses bras et m’a dit qu’il avait compris. Ce n’est pas un spectacle revanchard ou moralisateur, ça parle plutôt d’émancipation et de réconciliation. De la vie, quoi.

Propos recueillis par Tanguy Croq
Informations
Bruxelles, Centre Culturel d'Uccle
03.02.202020h15, 20 / 15€
Quaregnon, Hôtel de Ville
25.03.202020h, 10 > 1,25 €
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