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Marge funèbre

Take off, 2012 © Roger Ballen

Depuis plus de 40 ans, Roger Ballen immortalise les populations marginales d’Afrique du Sud. Installé à Johannesburg, le photographe et plasticien américain explore les profondeurs du pays zoulou comme les abysses de l’humanité. Intrigante, volontiers dérangeante, son œuvre met en scène l’absurdité de notre condition. A l’occasion de sa première exposition d’envergure en Belgique, l’artiste présente une sélection de photos et de vidéos, ainsi qu’une installation inédite, conçue in situ : The Theatre of the Ballenesque.

Géologue de formation, Roger Ballen a d’abord exploité les profondeurs de la terre avant de sonder celles de l’humanité. Né en 1950 à New York, il a découvert l’Afrique du Sud au début des années 1970, attiré par les mines d’or et de diamant. En plein apartheid, il sillonne le pays de long en large à la recherche de minerais, et photographie en parallèle les petites villes perdues dans le bush. Il s’intéresse dès lors aux laissés-pour-compte, majoritairement “white trash”. Ce sont les fameux Afrikaners, ces descendants des Hollandais arrivés en Afrique du Sud au XVIIe siècle et vivant en vase clos. « Il a d’abord capturé les façades de leurs maisons avant d’y pénétrer, resitue Stéphane Roy, co-commissaire de cette exposition. Petit à petit, il croise des marginaux dans des squats, des lieux insalubres et souvent dangereux ». L’ambiance est particulière : câbles pendants, murs galeux, meubles défoncés, poupées désarticulées, rats ou reptiles grouillants, oiseaux… « Ce panel d’éléments alimentera ses codes graphiques, son langage visuel ».

Une esthétique peuplée de “freaks” (tels les jumeaux Dresie and Casie, son plus célèbre cliché) et souvent décriée. “Malsain”,” anxiogène”, “morbide” sont les épithètes les plus récurrents. L’intéressé préfère le néologisme “ballenesque”. Son œuvre suinte la mort, la peur, la solitude et bouscule en filigrane les relatives notions de beauté et de laideur. Influencé par Samuel Beckett, l’Américain suit ainsi depuis quatre décennies un fil rouge : « révéler la condition humaine dans toute son absurdité ».

Réalisé sans trucage

Ces photographies en noir et blanc et format carré mêlent la vie au trépas, la tragédie et le burlesque, l’ombre et la lumière, hommes, femmes, enfants et animaux. Avec cette Arche de Noé borderline, ce géant (il mesure plus de deux mètres) magnifie une humanité terrassée par la misère, l’exclusion, l’isolement, parfois la consanguinité… Ici un visage difforme est entouré de deux pieds nus difformes, là un enfant masqué trempe un gros rongeur dans une boîte de conserve rouillée. Plus loin Memento Mori montre une personne âgée agonisante sur son lit de mort, cernée de rats et d’oiseaux. En-dessous s’est caché un petit garçon déguisé en squelette… La mise en scène est saisissante. Pourtant, Roger Ballen fonctionne sans trucage, à l’instinct. « Il réagence parfois quelques éléments du décor mais tout est déjà là, en place. Il n’y a pas de montage ni de retouche. Chacune de ses photos est unique, il ne pourra jamais la reprendre ». La réalité, décidément, est plus dingue que la fiction.

Memento Mori, 2012 © Roger Ballen

Memento Mori, 2012 © Roger Ballen

Plongée en apnée

L’exposition présentée à la Centrale dévoile nombre de ses clichés mais n’est pas une rétrospective. « Il s’agit plutôt d’une introspective », souligne Stéphane Roy. Utilisant toute la longueur du bâtiment, le parcours offre une expérience immersive dont le cœur demeure une gigantesque installation conçue avec des objets hétéroclites chinés dans les marchés bruxellois. Sur une estrade peuplée de mannequins, un orchestre est dirigé par un singe automate (Ballen lui-même ?), jouant assez ironiquement une version désaccordée de Ainsi parlait Zarathoustra de Richard Strauss. En face est disposée une inquiétante assistance. Entre ces monstres en plastique et chaises renversées s’échappent des soupirs, râles ou rires stridents… plongeant littéralement le visiteur dans une photo de Ballen.

© Julien Damien

© Julien Damien

Sur les côtés, dans de petites alcôves, on trouve des vidéos ou des installations, telles ces jambes féminines s’échappant d’une baignoire emplie d’un liquide bouillonnant. En arrière-plan résonne le clip de I Fink U Freeky réalisé en 2012 par Ballen, propulsant le duo electropunk sud-africain Die Antwoord sur la scène internationale. Tout au bout de l’exposition (de notre inconscient ?) une dernière pièce est fermée par un voile. Dans cette « caverne platonicienne » est présenté sur trois écrans le film The Theatre of Apparitons. La figure humaine a ici disparu pour laisser place à des formes torturées se débattant dans un ballet étrange, perturbant, fascinant… En somme, “ballenesque”.

Julien Damien
Informations
Bruxelles, Centrale For Contemporary Art
14.11.2019>14.03.2020mer > dim : 10 h 30-18 h, 8 > 1,25 € (gratuit -18 ans)
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