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Légende urbaine

Keith Haring Drawing Series January 1982
© Joseph Szkodzinski 2019

Sa vie fut brève, mais son oeuvre fulgurante. Terrassé par le virus du Sida à l’âge de 31 ans, Keith Haring s’est imposé comme une figure majeure de la création contemporaine, et l’un des pères du street-art. A Bruxelles, Bozar lui consacre la plus importante rétrospective jamais organisée en Belgique. De ses premiers coups de crayon à ses nuits enfiévrées dans le New York en ébullition des années 1980, en passant par ses performances dans le métro, ce parcours dresse en une centaine de pièces le portrait d’un génie engagé, et enragé.

Art is for everybody. Inscrite en lettres chromées dès l’entrée du parcours, cette citation de Keith Haring donne le ton. Celui d’un génie qui fut la quintessence même de l’artiste pop. Né en 1958 en Pennsylvanie (comme son mentor Andy Warhol), il grandit à Reading, « une petite ville ouvrière très religieuse et conservatrice », resitue Alberta Sessa, co-commissaire de l’exposition. Fan de BD et en particulier de Mickey et toute sa clique, son père l’initie très jeune au dessin. C’est sa première influence. « Cette ligne continue et ces contours simples ne le quitteront jamais ». En 1977, il s’inscrit à la Ivy School of Professional Art de Pittsburgh, découvre Dubuffet, Fernand Léger (pour qui la beauté était partout…) et une exposition du Belge Pierre Alechinsky. « On ne le dit pas assez, mais c’est une immense révélation, l’abstraction lui apparaît dès lors comme une voie riche de possibles ». En témoigne l’une de ses toutes premières œuvres où son style, à la fois abstrait et figuratif, bouillonne déjà, comme la pureté de son trait. « Il est effectué d’un seul geste, sans préparation, rature ni coulure. Pour lui la peinture était une performance. Il parlait d’ailleurs de “flow”, à la façon des rappeurs ».

Untitled, 1981, Sumi ink on paper, 95,3 x 125,7 cm © Keith Haring Foundation, Private collection, courtesy Martin Lawrence Galleries

Untitled, 1981, Sumi ink on paper, 95,3 x 125,7 cm © Keith Haring Foundation, Private collection, courtesy Martin Lawrence Galleries

Melting potes

A la fin des années 1970, le jeune homme débarque à New York. Un second choc. « Il est alors fasciné par ce fourmillement humain et la géométrie de l’urbanisme ». Keith Haring esquisse des cités imaginaires. Au sein de la School of Visual Arts, il découvre la sémiotique popularisée par William Burroughs, s’amuse à travers moult collages de mots découpés ici et là pour en livrer un tout autre sens. Sa signature se met en place. La Grosse Pomme achève sa formation. C’est alors une ville sale et dangereuse, frappée par la crise économique, mais aussi en pleine effervescence. Nous sommes à l’époque du punk, du disco, des débuts du rap, une scène dont il était proche, participant aux block parties et invitant même Afrika Bambaataa à ses vernissages. Haring est à la fois partout et nulle part. « C’était une éponge, explique Darren Pih, curateur à la Tate Liverpool. Il absorbait le hip-hop, le graff, le pop art, les formes anciennes comme l’art aborigène ou les hiéroglyphes égyptiens, afin de les rendre accessibles via un langage universel ».

Hey, baby !

Son premier terrain de jeu, c’est le métro. Il dessine à la craie sur les panneaux publicitaires souterrains, entre deux campagnes d’affichage, et travaille « aux heures de pointe ». La grande ambition de Keith Haring, c’est de créer un art public, « de combler le vide entre la rue et les galeries ». Il n’est certes pas graffeur, mais l’un des pionniers du street art. Ses fresques deviennent vite célèbres (et lui valent quelques arrestations). Les New-Yorkais découvrent son alphabet, constitué de personnages récurrents, comme le chien (aboyant pour attirer l’attention ou exprimer sa colère), l’atome (traduction de sa peur de l’apocalypse nucléaire) ou le fameux “radiant baby”, son logo préféré. « C’est l’expérience la plus positive, la plus pure de l’existence humaine », disait-il. « C’est aussi un symbole de vitalité, ajoute Sophie Lauwers, directrice de Bozar. Keith Haring aimait profondément la vie, et la fête ».

Pour preuve cette section consacrée au clubbing. Le peintre est installé dans l’East Village, ardent repaire d’artistes (tel son ami Jean-Michel Basquiat). Ses nuits sont ponctuées de grandes noubas, notamment au Club 57, une boîte nichée dans la cave d’une église (!). Entre défilés de mode et cabarets queers, Madonna y donne ses premiers concerts, Grace Jones côtoie Warhol (qui immortalise ici Keith Haring peignant le corps de la “panthère noire”). C’est d’ailleurs en suivant les conseils de ce dernier qu’il inaugure ses Pop Shops aux quatre coins du monde, soit des magasins où l’on trouvait des t-shirts, casquettes arborant ses créations, et même des fringues signées Vivienne Westwood. Le tout à prix cassés. « Pas forcément pour gagner de l’argent, plutôt pour démocratiser sa production ».

Ignorance = Fear, 1989, Poster 660 x 1141 mm © Keith Haring Foundation / Collection Noirmontartproduction, Paris

Ignorance = Fear, 1989, Poster 660 x 1141 mm © Keith Haring Foundation / Collection Noirmontartproduction, Paris

The Message

Au-delà de la forme, le fond est percutant. « L’icône pop devient rapidement un activiste, le porte-parole de la société américaine », poursuit Sophie Lauwers. Ses oeuvres sont colorées, drôles, mais les sujets graves, reflets d’une époque en plein tourment. Keith Haring dénonce l’apartheid, le racisme, l’homophobie, l’escalade de l’armement nucléaire… La toxicité de la télévision aussi, qui vide les esprits, à l’image de cette femme berçant son enfant, mais dont la tête est un écran diffusant son propre cerveau (un tableau plus actuel que jamais…).

Keith Haring, 1958-1990 Silence = Death, 1989  Acrylic on canvas 101,6 x 101,6 cm © Keith Haring Foundation

Keith Haring, 1958-1990 Silence = Death, 1989 Acrylic on canvas 101,6 x 101,6 cm © Keith Haring Foundation

Libération

Et puis, bien sûr, il y a son combat contre le Sida. Atteint du VIH, Keith Haring s’impose comme une figure de proue d’Act Up. Il affirme, revendique son homosexualité, libérant les corps et les âmes. « Nous sommes dans les années 1990, Reagan est président des Etats-Unis, et son discours à propos du Sida est simple : “arrêtez de faire l’amour”. Keith Haring lui oppose tout le contraire, défendant l’importance de la sexualité. Il dévoile la sienne dans ses dessins, brise les tabous et en envoie un message aux générations futures, les exhortant à se protéger et trouver des remèdes pour s’aimer librement ». Ses dernières créations sont plus sombres. Sexes brandis comme des armes, pleurs… Les couleurs s’obscurcissent, se teintent de rouge sang, à l’instar de cette scène de fête siphonnée par un trou noir. L’artiste n’est pas épargné par la maladie, et s’éteint le 16 février 1990. « Mais nous ne voulions pas terminer sur cette note triste », insiste Alberta Sessa. L’ultime salle de l’exposition se concentre ainsi sur des toiles exécutées dans les boîtes de nuit, à la peinture fluo. Comme lui, elles brillent dans l’obscurité.

A LIRE AUSSI : L’INTERVIEW DE DARREN PIH

A LIRE AUSSI : TROIS QUESTIONS A SOPHIE LAUWERS

Julien Damien
Informations
Bruxelles, Bozar

Site internet : http://www.bozar.be/

du mardi au dimanche, de 10:00 à 18:00, et le jeudi jusqu'à 21:00 (sauf pendant les vacances d'été).

06.12.2019>21.07.2020mar > dim : 10 h-18 h • jeu : 10 h-21 h, 18 > 9 € (gratuit -6 ans)

A écouter / The World of Keith Haring (Soul Jazz Records), soundsoftheuniverse.com

En marge de cette exposition, Soul Jazz Records compile 20 titres qui ont rythmé la vie, le travail et les nuits new-yorkaises de Keith Haring, de Sylvester à Talking Heads, en passant par Art Zoyd ou Fab 5 Freddy.

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