Pierre Demoux
La révolution basket
On les appelle sneakers, baskets, tennis et même espadrilles (au Québec) ou “paires de crêpes” (en Côte d’Ivoire). Sportifs ou flemmards, riches ou pauvres, vieux ou jeunes, femmes ou hommes, on les chausse tous d’un bout à l’autre de la planète. Mais connaissons-nous leur histoire ? Dans L’Odyssée de la basket, Pierre Demoux, journaliste pour le quotidien économique Les Echos, décrypte l’un des objets iconiques de notre époque. Et il en a sous la semelle.
Pourquoi s’intéresser aux baskets ? Il suffit de baisser les yeux pour le constater : tout le monde en porte, quels que soient l’âge, le sexe, le lieu, les circonstances… Aujourd’hui en France, une chaussure achetée sur deux est une basket. J’ai donc souhaité comprendre ce phénomène et ce qu’il disait de notre culture, mode, économie… Bref, de nous.
Pourquoi présentez-vous cette chaussure comme un “symbole moderne” ? Elle a dépassé le simple statut d’accessoire, sublimant son destin vestimentaire comme le jean ou le tee-shirt. C’est un témoignage de la globalisation culturelle car elle efface les particularités entre les pays. Les modes et les façons dont elles sont vendues sont identiques. Les modèles leaders en France sont les mêmes aux Etats-Unis, en Allemagne, au Japon… Barak Obama, lui-même fan de basket, porte parfois les mêmes qu’un pauvre hère à l’autre bout du monde.
Quand et où sont-elles nées ? Durant la seconde moitié du XIXe siècle en Amérique du Nord et en Europe, au moment où la pratique du sport devient un loisir, d’abord dans les classes aisées. Puis elles apparaissent très vite dans la rue, car c’était une façon de montrer son aisance sociale. Le mouvement est ensuite devenu massif à partir des années 1960, jusqu’à inverser la norme.
Quels noms pourrait-on retenir ? Charles Goodyear et Thomas Hancock furent les premiers à breveter la vulcanisation. C’est à dire la maîtrise du caoutchouc pour diverses applications, notamment dans les pneus. Ce procédé a permis de créer des semelles souples, adaptées à la pratique du badminton, tennis, de la course à pied… Ils n’ont pas inventé la basket, mais provoqué l’étincelle.
Vous évoquez aussi le coureur de fond britannique Joseph William Foster… Oui, il a conçu en 1905 des chaussures de course à pied sur bitume, sans pointe. C’est sans doute l’ancêtre de la basket. Pour l’anecdote, ses descendants ont ensuite développé son entreprise pour créer la marque Reebok.
On parle de “baskets”, mais aussi de “sneakers”, de “tennis”… Quelles différences ? A l’origine, les baskets sont des chaussures montantes qui enserrent la cheville pour éviter les risques de torsion (pour jouer au basket, donc) et les tennis des chaussures “basses”. Mais très vite, les Anglo-Saxons ont utilisé le terme générique de “sneakers” pour designer cette grande famille, dès le XIXe siècle. En réalité, le terme “basket” n’existe qu’en France.
Que signifie sneakers ? Il provient du verbe anglais “to sneak”, signifiant “se déplacer furtivement, sans bruit”. Les semelles en caoutchouc ont en effet la particularité d’être silencieuses. C’est pourquoi les sneakers affichaient au début un petit côté sulfureux. Les pickpockets les plébiscitaient car elles leur permettaient de se faufiler derrière leurs victimes…
C’est le côté obscur de la basket… Oui, et il s’est aussi développé en France avec l’image du jeune en “basket, survêt’ et casquette”, une sorte d’incarnation stylisée de la délinquance. Depuis, cette image s’est estompée.

La Converse All Star
Quel est le plus ancien modèle en production ? La Converse All Star. Elle est apparue en 1917, à Boston, et fut très peu modifiée depuis. C’est certainement l’un des modèles les plus vendus à travers le monde (aujourd’hui encore), ayant sans doute dépassé la barre du milliard. Et puis c’est surtout le première à porter le nom d’un sportif, en l’occurrence Chuck Taylor, bien avant Michael Jordan (qui les chaussait lors des JO de Los Angeles en 1984). Il n’a pas eu une carrière exceptionnelle, mais c’était un très bon vendeur. Converse l’avait engagé comme VRP. Il a sillonné les Etats-Unis durant des années pour promouvoir le basket-ball, et en profita pour vendre son produit. Les acheteurs appelaient ainsi directement le siège pour commander des “Chuck Tayor”. Converse a donc utilisé son nom. Pour la petite histoire, Chuck Taylor a travaillé quasiment toute sa vie pour la marque, mais n’a jamais demandé de royalties. Il voulait simplement que Converse lui paie ses frais et lui achète la dernière voiture à la mode !
Les Converse ont séduit Elvis, les Who, les Rolling Stones… Est-ce la chaussure du rocker ? Oui, chaque génération l’adopte comme la paire anticonformiste. Depuis les beatniks en passant par le punk, le grunge, elle accompagne un certain goût pour la rébellion… alors qu’objectivement, ce n’est pas la plus confortable.
Parallèlement au développement de Converse aux USA, on assiste à la naissance de deux géants en Allemagne : Puma et Adidas… En effet, c’est une histoire digne de Dallas, sauf qu’ici la basket a remplacé le pétrole, et J.R. et Bobby Ewing s’appellent Adolf et Rudolf Dassler. Ces deux frères, originaires d’une petite ville de Bavière, ont créé leur entreprise dans les années 1920. Ils se sont rapidement fait une réputation en chaussant les meilleurs athlètes, quelles que soient leur couleur de peau ou nationalité. Lors des J.O. de 1936 ils ont notamment chaussé Jesse Owens.

GebrDasslerSchuhfabrik
Avant de se séparer ? Oui, après la Seconde Guerre mondiale, brouillés à mort, ils créent chacun leur marque. Adolf fonde Adidas (contraction de son surnom “Adi” et des premières lettres de son nom de famille), et Rudolf Puma. Les deux installent leur entreprise chacune d’un côté de la rivière coulant au milieu de Herzogenaurach. Pendant un demi- siècle, la ville fut ainsi coupée en deux, comme une préfiguration de la guerre froide. Mais cette haine a aussi nourri l’évolution de la basket. Adidas et Puma se battront pour avoir les meilleurs matériaux, machines, ouvriers, sportifs. Cette rivalité se transmet à la génération suivante. Étonnamment, les deux s’effondrent au même moment, à la fin des années 1980, pour des questions de gestion. Ils se relèveront aussi tous deux dans les années 1990, devenant respectivement les numéros 2 et 3 du sport mondial, derrière l’intouchable Nike.

Gebruder Dassler Schuhfabrik ‘rennschuh’
1925, sprint shoe © Adidas
Comment Adidas a-t-il supplanté Puma, pour ensuite conquérir le monde ? Lors de l’a finale de la coupe du monde de football en 1954, les Allemands battent la Hongrie, ultra-favorite, sous des trombes d’eau à Berne… grâce à leurs chaussures équipées de crampons ! L’Allemagne signe alors son retour sur la carte du monde et Adidas devient une fierté nationale. Mais en épluchant un peu cette mythologie, on se rend compte que l’invention des crampons n’est pas signée Adidas. La marque avait simplement conçu un système d’outils permettent de les dévisser plus facilement. Quoi qu’il en soit, elle a connu un retentissement mondial et surfé sur ce succès. L’écart était creusé…
Quel est le moment phare de l’histoire de la basket ? Pour moi, l’invention de la Air Jordan représente l’an zéro de l’ère de la basket comme accessoire grand public. Cette chaussure a cassé les codes marketing. Le premier modèle fut commercialisé en 1985. C’est pile le moment où l’influence de la culture sportive rencontre celle du hip-hop, dont les fans ont adopté la basket dans les années 1970. Elle est pour eux une contestation de l’ordre établi, et bien pratique pour breaker.
Un mythe porté par Michael Jordan… Oui, il deviendra l’idole de toute une génération, et même l’athlète le plus connu de l’histoire du sport. Nike a décidé de tout miser sur lui alors qu’il débute seulement sa carrière en NBA. Un pari risqué donc, mais la marque bénéficiera d’un petit coup de pouce du destin…
Lequel ? A cette époque la NBA défendait un code vestimentaire très strict et les premières Air Jordan, noires et rouges, furent interdites. Nike a senti le coup marketing, et a demandé à Jordan de les utiliser quand même, en lui payant les amendes imposées. Puis ils ont lancé une campagne de pub sur le thème : “ces baskets ont été bannies par la NBA, mais sont disponible pour vous”. Tous les jeunes se sont arrachés ces pompes rebelles ! C’est encore un carton aujourd’hui et Air Jordan est devenu une filiale à part entière du groupe Nike. D’ailleurs, si c’était une marque seule, elle ferait partie du top 10 mondial dans le domaine.
Existe-t-il une sous-culture autour de la basket ? Oui, le nom officiel que lui donnent les Américains est “sneakerhead”, et c’est un phénomène quasiment unique. Il n’y a aucun autre exemple d’accessoires vestimentaires ayant provoqué une telle communauté avec un langage, des codes très précis, des valeurs partagées sur toute la planète. Ces passionnés connaissent l’histoire de toutes les marques. Ils sont prêts à faire la queue une nuit entière devant un magasin pour s’offrir une édition limitée. Ils ont créé des magazines, des sites internet, des festivals, des conférences… Pour autant tout n’est pas rose.
Pourquoi ? Une spéculation s’est développée autour des modèles les plus recherchés, de plus en plus de gens les achètent uniquement pour les revendre et en tirer une belle marge, dont de très jeunes ados. Il existe même une bourse de sneakers où la cote des baskets évolue en temps réel selon l’offre et la demande. Aujourd’hui, une économie parallèle est née autour de cette communauté, avec des traders, des revendeurs, des gros bonnets qui organisent le marché, de petit revendeurs échangeant sur Facebook ou dans les cours de récré.
Cette chaussure est-elle devenue un produit de luxe ? Oui, il y a encore quelques années cela paraissait inconcevable de trouver des baskets dans des magasins de luxe. Aujourd’hui, c’est l’inverse. Toutes les grandes griffes (Dior, Vuitton, Hermès..) sont présentes sur ce créneau. Il existe ainsi une catégorie de sneakers dont les prix dépassent 1 000 euros. Certaines marques comme Balenciaga connaissent d’ailleurs un essor phénoménal.
Avec un exemple assez éloquent, qui est celui des “ugly shoes” ou “chunky shoes”… Oui, ce sont ces baskets “moches”, très massives, comme la Triple S de Balenciaga, comptant trois semelles. C’est la grande mode de ces deux dernières années. Celle-ci remet au goût du jour des modèles ringards datant des années 1980 et 1990. Aujourd’hui, ils sont devenus la quintessence du luxe, avant de se répandre dans la rue.
Ils n’ont pourtant pas une allure très “fine”… Oui, c’étaient vraiment les baskets cachées dans le fond du placard. Certaines marques vieillissent même artificiellement leurs créations pour obtenir cette patine authentique, usée. Ces chaussures que vous n’auriez osé porter que dans votre jardin, défilent aujourd’hui sur les podiums les plus prestigieux !
Les sneakers sont-elles toujours fabriquées dans des conditions indignes ? Il y a effectivement eu une période noire. Les enseignes sportives furent sans doute les premières pointées du doigt, Nike en tête, lors d’un scandale à l’échelle planétaire dans les années 1990. Ces conditions de fabrication honteuse furent alors révélées, très souvent en Asie. Ces groupes n’ayant pas d’usine, ils sous-traitent la production sur ce continent. Pour continuer à vendre elles durent se plier, de gré ou de force, à des conditions de travail aux standards plus élevés.
Qu’en est-il aujourd’hui ? La situation est loin d’être parfaite, mais la plupart des interlocuteurs que j’ai rencontrés en Chine assurent que les groupes de sport font partie de l’avant-garde en termes de responsabilité sociale et environnementale. Tout cela est bien sûr à mettre en perspective, car les salaires de ces ouvriers est loin de ceux des pays développés. Cette histoire montre aussi à quel point la basket est un objet mondialisé : imaginée en Occident pour être produite en Asie puis réexpédiée. Mais ce modèle est en train d’évoluer…
Comment ? Aujourd’hui la Chine reste numéro 1 en terme de production, mais son économie se développe et sa classe moyenne s’enrichit. Les salaires montent, les ouvriers ne veulent plus bosser pour rien. Leurs usines se délocalisent ainsi dans des pays où les coûts sont plus avantageux et la régulation de travail moins surveillée : l’Indonésie, le Vietnam… Ne restent désormais en Chine que les usines les plus performantes, sous-traitant les marques les plus innovantes comme Nike, Adidas ou Puma. Mais c’est aussi en Chine qu’on trouve les pires usines, notamment celles de contrefaçon, où là les conditions sont déplorables… Au final, elle rassemble à la fois le pire et le meilleur de la mondialisation. D’ailleurs, ce pays produit de moins en moins pour l’Occident au profit du marché chinois… avec ses propres marques.
Quel est l’avenir de la basket ? Vous parler de “smartshoes”… Oui, il y a un essor de la chaussure “intelligente”, capable d’anticiper vos besoins et de corriger vos défauts, via des semelles réalisées à partir d’une photo de vos pieds. Certaines embarquent aussi un petit logiciel et communiquent avec votre smartphone : pour signaler l’usure de votre paire, compter vos pas… Des startups développent même des sneakers chauffantes, détectant la fatigue ou les chutes. Demain, elles embarqueront peut-être votre carte de bus ou de métro !
Les baskets de Retour vers le Futur II, qui se lacent toutes seules, existent-elles ? Oui, Nike les a sortit pour l’anniversaire du film. C’est un gadget certes, mais cette technologie permet d’adapter la pression de la chaussure à vos besoins, notamment pour le sport, via une application de smartphone. C’est vraiment l’endroit où il y a le plus d’innovations en terme de fabrication de chaussures. L’impression 3D se développe, la robotisation des usines aussi, et les matériaux sont de plus en recyclés et même recyclables. Nous sommes vraiment proches d’une économie circulaire.
Quelle serait votre basket préférée ? La Puma Suede. Elle apparaît sur l’un des clichés sportifs les plus célèbres du XXe siècle : durant les JO de Mexico, deux athlètes noirs américains, Tommie Smith et John Carlos, lèvent un point ganté de noir pour protester contre la ségrégation raciale en Amérique. Ils avaient décidé de monter sur le podium pieds nus… et de poser ces baskets à leurs côtés. Tout la planète les a vues !
A lire / L’Odysée de la basket. Comment les sneakers ont marché sur le monde, de Pierre Demoux (La Tengo), 160 p., 19 €, www.la-tengo.com