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Esprit libre

Castellucci

Joué depuis plus de deux siècles, La Flûte enchantée (1791) est l’ultime opéra de Mozart. L’histoire est connue : le prince Tamino est chargé par la méchante Reine de la Nuit de délivrer sa fille Pamina, captive de Sarastro, sage souverain du royaume de la Lumière. Enfant terrible de la scène contemporaine, Romeo Castellucci interroge les symboles de l’oeuvre. Il réécrit le livret, ne préserve que les chants et lui offre une vision féministe. Il transforme ici Sarastro en tyran et la Reine de la Nuit en mère éplorée… Mais pouvait-on attendre autre chose du plasticien et dramaturge italien ? Rencontre avec un artiste radical.

Pouvez-vous nous rappeler la genèse de cette création ? Il s’agit d’une commande de La Monnaie, à Bruxelles. Mais, comme à mon habitude, j’accepte un projet seulement si l’œuvre résonne en moi. J’ai découvert la musique de Mozart adolescent, et La Flûte enchantée me touche profondément, au corps. Ce ne fut pas un choix guidé par la raison, mais l’émotion.

Comment qualifieriez-vous cette musique ? Elle reste mystérieuse et inspire tous les sentiments : la douceur, la joie, mais aussi la mélancolie, la tristesse. Il y a tout de même deux tentatives de suicide dans cet opéra… Pour ma part, je ne me lasse jamais de cette musique, d’une beauté sublime.

Comment présenteriez-vous cet opéra ? La Flûte enchantée constitue l’un des chapitres fondamentaux de la culture humaine. C’est une oeuvre universelle, extrêmement stratifiée et complexe. Elle représente parfaitement son époque et la nôtre. Ce n’est qu’un conte de fées en apparence… En lisant le livret, j’ai aussi découvert un récit idéologique.

Quelle idéologie ? Le monde exposé dans la version originale est très manichéen. D’un côté il y a la nuit, l’ombre, le mal qui sont représentés par la femme, la Reine de la Nuit. De l’autre l’esprit, la lumière… c’est le royaume de l’homme, celui de Sarastro. Le masculin domine et écrase le féminin. Aujourd’hui, cette oeuvre doit être réinterprétée.

Comment ? En suivant la musique de Mozart et non Emanuel Schikaneder. Dans le livret la Reine est présentée comme une hystérique mais je crois au cri de douleur de cette femme, ce fameux Air de la Reine de la nuit. Elle rappelle Clytemnestre, cette mère rêvant d’une revanche contre le père (ndlr : elle en voulait à son mari Agamemnon d’avoir sacrifié leur fille, Iphigénie). Nous sommes dans la tragédie grecque. Je renverse donc la perspective originale. Je l’ai sous-titrée Le Chant de la mère pour souligner cette vision.

Concrètement, que verra-t-on sur scène ? J’ai demandé pour le premier acte l’aide d’un architecte, Michael Hansmeyer, qui a conçu un décor avec des algorithmes. Celui ci apparaît comme un organisme biologique envahissant l’espace. Mais cette forme évoque aussi un palais baroque, rococo, caractéristique de l’époque de Mozart, avec ses grottes, ses plumes et beaucoup de blanc. Pour le second acte, j’ai créé un décor moche, avec une couleur que je déteste : le beige.

(©B. Uhlig De Munt La Monnaie)

(©B. Uhlig De Munt La Monnaie)

Pourquoi ce choix ? J’ai découvert dans un article l’existence d’une prison pour femme, en Amérique, où tout est peint avec cette teinte. C’est une façon d’imposer un contrôle, en empêchant tout stimulus. Ici, le beige colore le palais de Sarastro, c’est un lieu oppressant. La société qu’il imagine est en effet peuplée d’anonymes, l’individualité est bannie. Sauf la sienne.

Qu’en est-il de la mise en scène ? Elle est scindée en deux parties très distinctes. Le premier acte se présente comme une fête, reposant sur un effet de miroir, comme si tout était coupé en deux. Même les personnages se dédoublent, cherchant leur moitié. Chacun danse, chante, toujours avec un autre… qui est le même. C’est une sorte d’hallucination. Cet acte respecte ainsi un principe esthétique cher à Mozart : la symétrie. La chorégraphie est minutieusement réglée, comme une horloge. Tous les gestes sont exécutés au millimètre, même ceux des doigts.

Que nous réserve le second acte ? Deux groupes de comédiens amateurs font leur apparition. N’appartenant pas au monde du théâtre, ils nous racontent leur vraie vie. D’un côté, cinq femmes aveugles, symbolisant la cour de la Reine de la Nuit, témoignent de leur expérience de l’obscurité. De l’autre, cinq grands brûlés représentent la cour de Sarastro, le souverain du royaume de la Lumière. Mais celle-ci s’avère radioactive, dangereuse. En effet, dans chaque source de lumière il y a un petit incendie, un feu. Ces hommes livrent le récit de leur accident, leur rencontre avec cette lumière.

©B.-Uhlig De Munt La Monnaie

©B.-Uhlig De Munt La Monnaie

Cet acte est important, n’est-ce pas ? Oui, il porte le sens caché de La Flûte enchantée : le désir de vivre et de s’affirmer comme individu. Tamino et Pamina vivent ces épreuves pour enfin se révéler à eux-mêmes. Dès lors, les femmes aveugles caressent la peau des hommes brûlés, et chacun se découvre. La lumière et l’ombre, qui habitent chacun de nous, se touchent.

Vous avez aussi écarté les récitatifs et coupé le texte original, n’est-ce pas ? Oui, c’est un geste radical. Mais cette oeuvre est tellement connue qu’on peut la modifier. Cela m’offre une liberté paradoxale.

Que voudriez-vous que le spectateur retienne de cette relecture ? Le grand danger serait de s’accrocher à ses habitudes. Pour moi, la meilleure attitude reste l’abandon. Les stéréotypes tuent l’opéra.

Comment avez-vous travaillé avec les interprètes ? Ce ne fut pas simple car chacun a dû mettre son ego de côté. Très généreusement, les acteurs acceptent de ne pas être reconnaissables sur scène. Cet opéra respecte le principe “d’anonymat”, sauf à la fin où tout le monde enlève sa perruque. On découvre alors les visages. Jusque là, on ne sait même pas qui chante !

Comment définirez-vous votre travail ? Qu’est-ce qui fait la “patte castelluccienne” ? Difficile à dire, car je suis dans l’œil du cyclone ! Mais je dirais que c’est un combat perpétuel avec le langage. Pour résumer, la forme demeure la dimension la plus importante de mon travail. Avant de commencer un projet, j’étudie beaucoup, pour mieux oublier tout ce qui a été fait avant moi.

Êtes-vous toujours guidé par l’envie de bousculer le spectateur ? Le théâtre est l’art du contact par excellence, celui qui ressemble le plus à la vie. Ce n’est pas un objet mais une expérience. Il s’agit de toucher voire de pénétrer le corps du spectateur. Pour moi, c’est un protagoniste de la pièce. Il la construit avec moi.

Propos recueillis par Julien Damien
Informations
Lille, Opéra

Site internet : http://www.opera-lille.fr

30.04.2019>18.05.2019Compet !

Représentations sur grand écran, 11.05, 18 h, gratuit : 

Lille : Tripostal, Palais de la Bourse – CCI Grand Lille, Salle des Fêtes de Fives, maison Folie Wazemmes / Bermerain : Salle Polyvalente / Jeumont : Gare numérique/ Lomme : maison Folie Beaulieu / Le Quesnoy : Théâtre des 3 Chênes / Thumeries : Cinéma Le Foyer / Wallers Arenberg : Créative Mine / Boulogne-sur-Mer : Carré Sam / Courrières : Cinéma Le Travelling / Lens : La Scène du Louvre Lens / Marquise : Salle sportive et culturelle / Saint-Martin-d’Hardinghem : Église / Guise : Théâtre du Familistère / Beauvais : Théâtre du Beauvaisis / Creil : La Faïencerie / Abbeville : Cinéma Rex / Amiens : Maison de la Culture / Doullens : Cinéma Le Tivoli / Montdidier : Cinéma Hollywood Avenue

 

 

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